Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 14, 1839.djvu/6

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jouissance fut aussi courte et aussi perfide que le sont toujours des jouissances semblables au milieu des cohues de l’ancien monde. Des voyageurs, suivant l’étroit sentier, et marchant à la suite les uns des autres, tournèrent l’angle d’un rocher ; c’étaient deux dames à cheval, suivies de deux hommes à pied et précédées d’un guide, suivant l’usage. Le moins que je pouvais faire était de me lever pour saluer les premières, aux yeux doux, aux joues vermeilles, quand elles passèrent devant moi. Elles étaient Anglaises, et leurs compagnons parurent me reconnaître pour un compatriote. Un d’eux s’arrêta, et me demanda poliment si le passage de la Furca était obstrué par la neige : je lui répondis négativement ; et, en retour de cette information, il me dit que je trouverais le Grimsel assez difficile à gravir. — Mais, ajouta-t-il en souriant, ces dames ont réussi à y passer, et vous n’hésiterez guère à en faire autant. Je crus que je vaincrais aisément un obstacle que ses belles compagnes avaient surmonté. Il me dit alors que sir Herbert Taylor avait été nommé adjudant-général, et me souhaita le bonjour.

Je me rassis, et pendant une heure je restai à réfléchir sur le caractère, les espérances, les travaux et les intérêts de l’homme ; je supposai que cet étranger était un militaire qui, dans cette courte entrevue accidentelle, avait laissé échapper quelques-unes des pensées qui l’occupaient habituellement. Je repris ma marche solitaire, et je passai deux heures à gravir la rampe escarpée du Grimsel ; je ne fus pas fâché d’arriver enfin en vue de la petite nappe d’eau qui est sur le sommet, et qu’on appelle le Lac des Morts. Le sentier était couvert de neige à un endroit critique, où la moindre imprudence pouvait coûter la vie. Une compagnie nombreuse, qui venait de l’autre côté, semblait avoir reconnu la difficulté du passage, car elle s’était arrêtée pour discuter avec le guide la possibilité d’aller plus loin. Il fut décidé qu’on tenterait l’entreprise. En tête marchait une femme de la physionomie la plus aimable et la plus prévenante que j’eusse jamais vue. C’était une Anglaise ; et quoiqu’elle tremblât, qu’elle rougît, et qu’elle sourît de sa timidité, elle serait arrivée jusque auprès de moi en sûreté, si un malheureux caillou n’eût tourné sous un pied beaucoup trop joli pour ces montagnes sauvages. Je m’élançai vers elle, et je fus assez heureux pour l’arracher à une mort inévitable. Elle sentit l’étendue de l’obligation qu’elle m’avait, et elle me fit