Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 15, 1839.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

geurs qui ne font la traversée qu’une fois par an, ce qui vaut un peu mieux que de la faire tous les six mois, comme celui que nous venons de voir.

— C’est du moins quelque chose, cousin John, dit Ève, que d’avoir les mêmes désirs qu’un homme bien né.

— C’est quelque chose, Ève, quoique cela se borne à un désir et n’aboutisse le plus souvent qu’à une caricature.

— Et quels sont leurs noms ? demanda gaiement mademoiselle Viefville ; les noms peuvent donner la clef des caractères.

— Les papiers attachés aux rideaux des lits avec une épingle portent les noms de M. Sharp et M. Blunt, et ils forment une antithèse parfaite[1]. Mais il est possible qu’il manque une lettre au premier par accident[2], et le second n’est qu’un synonyme de l’ancien nom de guerre cash[3].

— Voyage-t-on donc de nos jours sous des noms empruntés, cousin John ? demanda Ève avec quelque chose de la curiosité de notre mère commune dont elle portait le nom.

— Oui, sans doute, et avec de l’argent emprunté aussi, de notre temps comme en tout autre ; et j’ose dire que ces voyageurs se trouveront être ce que leurs noms annoncent, assez sharp et assez blunt.

— Croyez-vous qu’ils soient Américains ?

— Ils devraient l’être, car les qualités qu’expriment leurs noms sont complètement indigènes, comme le dirait mademoiselle Viefville.

— Cousin John, je ne vous ferai plus de question, car, depuis un an, vous n’avez guère fait que chercher à jeter un voile sombre sur les idées joyeuses que j’avais conçues en songeant que j’allais retourner dans mon pays natal.

— Je ne voudrais pas, ma chère, vous faire perdre un seul des plaisirs que vous devez à votre jeunesse et à la générosité de votre caractère, en y mêlant une goutte de l’amertume du mien. Mais que voulez-vous ? En vous préparant à ce qui doit arriver aussi certainement que la nuit succède au jour, j’espère adoucir un peu le désappointement que vous êtes destinée à éprouver.

Ève n’eut que le temps de jeter sur lui un regard d’affection et de reconnaissance ; car, malgré ses sarcasmes, il parlait toujours avec

  1. Sharp signifie, au propre, aigu ; au figuré, délié, aigrefin. Blunt, au propre, signifie émoussé ; au figuré, brusque, franc.
  2. En ajoutant un e au mot sharp, ce n’est plus qu’un nom propre, et ce mot, comme nom propre s’écrit de deux manières.
  3. Cash signifie argent ; blunt a la même signification dans ce qu’on appelle l’argot.