Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/202

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repousser une attaque qu’on supposait que les Français avaient dessein de faire contre l’île de Minorque, et on la maintenait en cet endroit, attendu l’incertitude où l’on était encore de leurs mouvements futurs. Une flotte russe y était venue de la mer Noire pour agir aussi contre les Français, amenant avec elle une escadre du grand-seigneur ; présentant ainsi aux yeux du monde le singulier spectacle des sectateurs de Luther, des ouailles de l’église grecque et des partisans de Mahomet : réunis « pour la défense de nos droits, de nos foyers et de nos autels. » Il faut ajouter à tous ces navires une petite escadre de bâtiments napolitains, le tout composant une force marine mélangée, sous quatre pavillons différents, qui allait être témoin de la scène lugubre qu’il nous reste à décrire.

Le signal donné par le pavillon jaune et par le coup de canon interrompit l’exécution de tous les devoirs ordinaires sur tous les bâtiments. Les maîtres d’équipage et leurs aides mirent leurs sifflets à l’écart ; les officiers cessèrent de donner des ordres, et les midshipmen, leurs échos, n’eurent plus rien à répéter. Les marins se rassemblèrent sur les flancs de leurs bâtiments respectifs, où l’on voyait partout des yeux que l’attente faisait briller. Les boute-hors ressemblaient à des essaims d’abeilles suspendus à des branches d’arbres ; et les bittes de bossoir, les lisses de couronnement, les passe-avants ; les trelingages, les porte-haubans, etc., etc., étaient garnis d’hommes dont les boutons brillants, les chapeaux vernissés, les épaulettes et l’uniforme bleu foncé, annonçaient qu’ils faisaient partie des classes privilégiées d’un bâtiment. Malgré toute cette curiosité, pas une seule physionomie ne portait l’empreinte de ce sentiment qui se manifeste ordinairement parmi ceux qui assistent à l’infliction d’un châtiment mérité. Les traits de tous ces guerriers marins, Anglais et Turcs, Russes et Mahométans, avaient une sombre expression qui semblait indiquer que tout leur intérêt était pour le condamné ; et non pour l’administration de la justice. Cependant nul murmure ne s’élevait, nul signe de résistance ne paraissait, nul air de remontrance ne se faisait remarquer. Le manteau invisible de l’autorité couvrait tout ; et ces masses d’hommes mécontents se soumettaient ; comme on se soumet à ce qu’on regarde comme un arrêt du destin. L’habitude passive et invétérée de la discipline imposait silence à toute plainte ; mais il existait une conviction générale qu’on allait être témoin d’un acte contraire à la justice et à l’humanité, et que, dans tous les cas, il aurait fallu plus d’égards pour les formes et moins de précipitation dans le jugement, pour qu’on pût approuver la condamnation. Les Turcs seuls joignaient à la soumission un air d’apathie.