Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/333

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jugés ; mais écoutez ce qu’ils appellent de la philosophie. — Vous auriez peine à le croire, Ghita, continua Raoul, qui avait recouvré toute sa légèreté d’esprit, et qui avait la tête encore remplie de tout ce qu’il avait entendu une heure auparavant, mais le fait est que le signor Andréa, quelque savant et quelque sensé qu’il soit, soutenait que ce n’était pas une folie de croire une philosophie qui enseigne que rien de ce que nous voyons et de ce que nous faisons n’existe réellement, mais que tout n’est qu’apparence ; en un mot, que nous vivons dans un monde imaginaire, peuplé d’êtres imaginaires ; que nous flottons sur une mer imaginaire, et que les bâtiments sur lesquels nous nous croisons le sont également.

— Et ils faisaient tant de bruit pour une pareille idée, capitaine Roule ?

— Oui, Itouel. Les hommes se querellent pour une idée absurde, pour une chimère, aussi bien que pour une chose importante et substantielle. — Ils donneront même la chasse à un canot imaginaire, comme le font en ce moment les trois embarcations qui sont en avant de nous.

— Il y en a d’autres qui nous suivent, dit Carlo Giuntotardi, qui était en ce moment plus attentif que de coutume aux objets extérieurs, et qui, par suite de son silence habituel, entendait souvent ce qui échappait aux oreilles des autres ; je viens d’entendre le bruit de leurs avirons.

Ces mots furent comme un ordre de silence, et les deux marins cessèrent même de ramer pour mieux écouter. Il ne leur resta aucun doute ; ils entendirent le bruit des avirons en arrière comme en avant, et il devint évident que d’autres canots étaient encore à leur poursuite. Les fugitifs se trouvaient ainsi, en quelque sorte, entre deux feux, et Ithuel proposa de changer de route encore une fois à angles droits, afin de laisser passer en avant ceux qui arrivaient, comme l’avaient fait les premiers. Raoul fit une objection à ce plan ; car il lui parut que les canots qui étaient en arrière se trouvaient encore assez éloignés pour lui permettre de s’échapper en gagnant le rivage. Une fois près des rochers, il serait bien difficile que les ennemis aperçussent le canot dans les ténèbres. Cependant, comme le premier désir de Raoul était de rejoindre son lougre le plus tôt possible, dès qu’il aurait mis à terre Ghita et son oncle, il ne voulait pas mettre son canot dans une situation qui laissât quelque danger à craindre. Il fut donc convenu, après une courte délibération, qu’on prendrait un moyen terme entre les deux partis proposés, en entrant dans la passe entre Capri et Campanella, dans l’espoir que les