Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/401

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d’hôtel de Raoul, et Raoul lui-même ; et si l’on ajoute les deux Italiens et leurs bateliers, Carlo et sa nièce, Winchester et l’équipage de son gig, on aura le nombre complet de tous ceux qui se trouvaient encore sur l’îlot aux ruines.

Le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes voisines, et il était nécessaire de prendre une décision. Winchester prit à part le chirurgien français, et lui demanda si le blessé était en état de supporter le transport : si cela était, ajouta-t-il, le plus tôt serait le mieux.

— Monsieur le lieutenant, répondit le chirurgien d’un ton un peu sec, mon brave capitaine n’a plus que bien peu de temps à vivre, et il désire mourir ici, sur le théâtre de sa gloire, et près d’une femme qu’il a tant aimée. Mais, — vous êtes vainqueur, et vous pouvez suivre votre bon plaisir.

Winchester rougit et se mordit les lèvres. L’idée d’infliger à Raoul quelque nouvelle souffrance de corps ou d’esprit ne s’était jamais présentée à l’imagination d’un homme si humain, et il fut indigné du soupçon qu’on l’en crût capable. Il se calma pourtant ; et saluant le chirurgien avec politesse, il lui dit qu’il resterait lui-même près de son prisonnier jusqu’au dernier moment. Le Français fut surpris, et, voyant la compassion qu’exprimaient les traits de Winchester, il regretta d’avoir conçu un tel soupçon, et encore plus de l’avoir exprimé.

— Mais, Monsieur, la nuit va tomber, répondit-il, et vous pouvez avoir à la passer sur ces rochers.

— Et quand cela serait, docteur, c’est à quoi nous sommes habitués nous autres marins, surtout quand nous faisons un service de canots. Je n’ai qu’à m’envelopper de mon manteau et je reposerai en marin.

Cette réponse était péremptoire, et l’on n’en dit pas davantage. Le chirurgien, habitué à trouver des ressources, eut bientôt fait ses dispositions pour la scène qui allait terminer ce drame. En allégeant le lougre, on avait laissé un grand nombre d’objets sur les rochers voisins, et entre autres quelques matelas. On s’en procura deux ou trois dont on fit un lit pour Raoul sur la partie la plus unie du rocher. Le médecin et les matelots voulaient y dresser une tente en y employant une voile, mais le blessé s’y opposa.

— Laissez-moi respirer un air libre, dit-il ; je n’ai plus longtemps à le respirer : qu’il soit libre du moins pendant ce peu d’instants.

Il était inutile de lui refuser sa demande, et il n’y avait aucune raison pour le faire. L’air était doux et pur, et il n’y avait rien à craindre de la nuit pour Ghita, entourés comme ils l’étaient par les