Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La distance qui fut parcourue pendant la nuit nous convainquit que M. Le Compte était un constructeur très-habile. En douze heures nous avions fait cent six milles avec une mer assez forte, c’est-à-dire dix ou quinze fois plus que la Crisis n’aurait fait dans le même espace de temps et dans les mêmes circonstances. Il est vrai de dire que ce qui était le plus près pour elle, ne l’était pas pour nous, les bâtiments gréés en voiles latines pouvant serrer le vent beaucoup plus que les autres ; et sous ce rapport nous avions l’avantage. Marbre fut si content de ce résultat, que le lendemain matin, en arrivant sur le pont, il n’eut rien de plus pressé que de se faire apporter une bouteille de rhum et d’appeler tout l’équipage. Dès qu’on fut réuni sur le gaillard d’avant, Marbre se plaça en tête et tint ce discours :

— Compagnons, s’écria-t-il, nous avons eu du bon et du mauvais pendant cette traversée ; et si nous généralisons, nous trouverons que le bon a presque toujours suivi le mauvais. Les sauvages, avec ce gueux d’Échalas à leur tête, ont assommé le pauvre capitaine Williams, l’ont jeté à la mer, et nous ont pris notre bâtiment ; voilà le mauvais ; puis nous avons eu le bonheur de le reprendre. Après quoi, nouvel accroc, les Français nous ont joué ce joli tour ; puis enfin, ils nous font la gracieuseté de nous laisser une embarcation qui rattrapera le bâtiment, et je n’ai pas besoin de vous dire ce qui en résultera. — À cet endroit de la harangue, l’équipage, cela va sans dire, poussa trois acclamations. — À présent, jamais je ne naviguerai, jamais je ne combattrai à bord d’un bâtiment qui porte un nom français. Le capitaine Le Compte a baptisé le schooner du nom de… Monsieur Wallingford, voulez-vous bien dire le nom ?

La Belle Émilie.

— Je ne veux point de vos belles, s’écria Marbre en lançant la bouteille au nez du schooner ; — ainsi donc trois nouveaux hourras ! pour la Polly, puisque c’était le nom qu’il devait porter d’abord ; et ce sera le nom qu’il portera, tant que Moïse Marbre le commandera.

Depuis ce moment le schooner ne fut appelé que la Polly. Pendant toute cette journée, nous ne fûmes occupés que des moyens d’accélérer sa marche, et nous réussîmes si bien que, d’après nos calculs, nous filions un nœud de plus par heure que la Crisis, toute fine voilière qu’elle était. Comme la Crisis avait sur nous une avance de trente-huit heures, et qu’elle filait à peu près sept nœuds par heure, il nous faudrait environ dix jours pour la rejoindre ; ce qui ne pouvait arriver par conséquent que lorsque nous serions au moins à dix-huit cents milles de l’île. Quant à moi, je ne désirais nullement que