quelques lieues de l’Île Bourbon. Nous y rencontrâmes une brise du sud qui nous força de faire de la voile. Nous avions le vent de bout, et nous courûmes des bordées sous le vent de l’île ; changeant de place, suivant que la mer se trouvait être trop forte pour nous. À dix heures, nous n’étions qu’à un mille du rivage ; mais nous ne voyions aucun endroit où il parût prudent de risquer un débarquement dans l’obscurité ; la mer était grosse des deux côtés de l’île, quoiqu’elle ne brisât pas beaucoup où nous étions. À la fin, le vent devint tel qu’il ne nous permit pas de porter de voile même avec deux ris pris, et il fallut faire usage de deux avirons, en nous relayant d’heure en heure. Sur le matin, il avait encore redoublé de violence, et nous nous estimâmes très-heureux de trouver une petite anse où il fût possible d’aborder. Je n’avais jamais éprouvé plus de reconnaissance pour la Providence que lorsque je mis le pied sur la terre ferme.
Nous restâmes dans l’île une semaine, espérant voir la chaloupe et son équipage, mais ni l’une ni l’autre ne parurent. Alors nous nous embarquâmes pour l’Île-de-France, et en y arrivant nous apprîmes que l’ouragan avait fait de grands ravages. Il n’y avait pas alors dans cette île de consul américain ; et M. Marbre, n’ayant aucun crédit, ne put se procurer un bâtiment pour retourner au navire naufragé. Nous étions aussi sans argent, et un bâtiment qui retournait à Philadelphie consentit à nous prendre à bord. M. Marbre, pour payer sa traversée, devait remplir les fonctions d’officier, et nous autres, nous rendre utiles sur le gaillard d’avant. Ce navire s’appelait le Tigris ; c’était un des meilleurs bâtiments sortis des ports de l’Amérique, et son capitaine avait une haute réputation de savoir et d’activité. C’était un petit homme, nommé Digges, qui alors avait à peine trente ans. Il nous prenait à bord, disait-il, uniquement par amour national, car son équipage était alors au grand complet. Mais le fait est qu’il avait reçu des lettres qui l’avaient décidé à prendre cinq hommes de plus à Calcutta, afin, de pouvoir tenir tête aux forbans qui commençaient alors à piller les bâtiments américains, même sur leurs propres côtes, sous prétexte qu’ils avaient violé certains règlements faits par les deux grandes puissances belligérantes du jour. C’était le commencement de la quasi guerre qui éclata quelques semaines plus tard avec la France.
Je savais peu de chose alors de tous ces symptômes hostiles, et je m’en inquiétais encore moins. M. Marbre n’en avait jamais entendu parler, et nous nous embarquâmes sur le Tigris, uniquement pour retourner chez nous, sans penser que nous pouvions avoir d’autres risques à courir que les dangers de mer ordinaires.