Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais Neb, contre son habitude, resta immobile sur la vergue, se tenant à la balancine, et regardant, par dessus la ralingue du vent, avec une attention marquée.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? s’écria Marbre, frappé des manières et de l’attitude du nègre. Que voyez-vous ?

— Moi rien voir à présent, Monsieur ; mais avoir bien vu tout à l’heure un navire.

— Où donc ?

— En avant, là-bas, par le bossoir de bâbord, maître. Vous regarder bien, et le voir bientôt vous-même.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; tous les yeux se portèrent dans la direction indiquée, et en moins d’une minute nous aperçûmes en effet un bâtiment. Cette apparition ne dura qu’un instant ; car le brouillard, qui s’était entrouvert, se condensa aussitôt, et il nous en déroba la vue presque au même moment où il venait de nous le montrer. Cependant j’en avais vu assez pour reconnaître que c’était une frégate, et une de ces frégates, telles qu’on les construisait alors, tenant le milieu entre la grande corvette et le bâtiment à deux ponts ; ce qui est la dimension peut-être la plus favorable pour la force et l’agilité d’un bâtiment. Nous avions distingué sa batterie peinte en jaune, percée de quatorze sabords, et ressortant sur la carène dont la couleur foncée était rendue encore plus sombre et plus brillante par l’effet du brouillard. La frégate avait ses trois huniers avec deux ris pris, sa brigantine et son foc ; ses basses voiles étaient sur leurs cargues. Comme le vent n’était pas assez fort pour obliger de prendre plus d’un ris, même en courant au plus près, ce peu de voilure prouvait que la frégate était en croisière, et qu’elle battait la mer en cherchant fortune. Comme tous les croiseurs, lorsqu’ils sont dans leur station à ne rien faire, prennent des ris la nuit, et qu’il était encore de bonne heure, il était possible qu’au moment où nous avions aperçu la frégate, le capitaine ou le premier lieutenant n’eussent pas encore paru sur le pont.

La frégate croisait exactement notre route, ayant ses vergues brassées carrées. Que chacun des deux bâtiments continuât à tenir la même route, et en moins de quelques minutes, ils seraient passés à une portée de pistolet l’un de l’autre. Je ne sais quelle impulsion soudaine me fit crier à l’homme qui était au gouvernail de mettre la barre à tribord. C’était sans doute par suite d’un senti-