Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/193

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évident qu’il courait au plus près. La toilette d’un marin n’est pas longue ; pendant que nous nous habillions à la hâte, Marbre jeta un coup d’œil par une des fenêtres de la chambre, qui se trouvaient ouvertes à cause de la chaleur, et qui laissaient découvrir une vue étendue de l’océan juste dans notre sillage.

— Par Jupiter ! s’écria-t-il, on nous donne la chasse. Je ne m’étonne plus si M. La Grenouille[1] est si éveillé ce matin. C’est une frégate qui vient à nous, ou je ne m’appelle pas Oloff Marbre.

C’était bien une frégate en effet. Elle était à deux lieues derrière nous, et l’on eût dit un nuage pyramidal qui s’avançait sur l’océan, tant ses mâts étaient couverts de toile. Il était plus que probable que c’était un bâtiment anglais ; d’abord c’était le parage de la croisière, et puis les Français cherchaient à l’éviter. Nous montâmes sur le pont sans perdre de temps.

Mon premier regard fut jeté en avant. À mon grand regret, la terre n’était plus qu’à trois lieues de nous. Le vent était frais, au nord-est, et M. Le Gros semblait se diriger vers un groupe d’îles qui nous restait un peu par notre bossoir sous le vent. Il n’était plus question de Brest ; si nous pouvions gagner la terre, au milieu de ces îles, avant qu’on nous eût atteints, c’était tout ce que nous pouvions désirer. Les Français étaient évidemment alarmés ; les pontons anglais se représentaient à leur imagination avec toutes leurs horreurs. M. Le Gros se mit à crier à tue-tête, donna vingt ordres dans une minute, pendant que les seize matelots faisaient plus de tapage que n’en auraient fait mille Américains. Et je vous demande un peu pourquoi ? Le bâtiment avait autant de voiles qu’il en pouvait porter. J’éprouvais l’impatience de cet Arabe qui possédait la plus rare jument du désert, et qui, courant après le voleur qui la lui avait ravie, se voyait sur le point de l’atteindre, quoiqu’il n’eût qu’une triste monture, parce que le malheureux ne savait pas le moyen de tirer le meilleur parti possible de la jument : « Pince-lui l’oreille droite, ou je vais t’attraper », lui cria l’Arabe. Et moi aussi, plus de vingt fois je fus tenté d’orienter les voiles, et d’envoyer Neb au gouvernail, afin d’éviter à l’Aurore la honte d’être dépassée par la frégate. Cependant, comme je ne pouvais que gagner à changer

  1. Sobriquet donné par les Anglais aux Français, qu’ils appellent « mangeurs de grenouille. » (Note du Traducteur.)