Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/75

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d’aimer personne d’autre que lui-même, il n’a jamais été digne d’occuper la moindre place dans un cœur si vrai et si dévoué !

Ces paroles m’échappèrent sous l’impulsion d’un sentiment qu’il me fut impossible de maîtriser ; à peine étaient-elles proférées, que je le regrettai amèrement. Grace me regarda d’un air suppliant, devint pâle comme la mort, et fut prise d’un tremblement convulsif, comme si cette frêle organisation allait se dissoudre. Je la pris dans mes bras, j’implorai mon pardon, je lui promis d’être plus maître de moi à l’avenir, et je lui renouvelai de la manière la plus solennelle l’assurance d’exécuter ses intentions à la lettre. Il fallait que je visse ma sœur dans un état si déplorable pour trouver dans mon cœur le courage de ne point me rétracter. Je me dois à moi-même de déclarer qu’il n’entrait aucune considération d’intérêt dans la répugnance involontaire que j’éprouvais à faciliter un pareil arrangement. Il m’en coûtait de penser que le frère de Lucie, qu’un homme qui avait été si longtemps mon ami, pût tomber à ce point de dégradation et d’avilissement. Après tout, il n’était pas impossible qu’il ouvrît les yeux, et qu’il reculât devant cette sorte de sacrilège, et c’était un cas qu’il fallait bien prévoir.

— On pourrait hésiter à accepter votre argent, chère sœur, lui dis-je ; et, dans ce cas, je voudrais savoir ce que j’aurai à faire.

— J’aime à croire qu’il n’en sera rien, répondit Grace, qui conserva jusqu’au dernier moment son aveuglement sur le véritable caractère de Rupert ; s’il n’a pu commander à ses affections, il ne m’en portera pas moins toujours une sincère amitié ; et il recevra ce souvenir comme vous en accepteriez un de la chère Lucie, ajouta-t-elle, un triste sourire animant cette physionomie angélique à laquelle j’ai fait si souvent allusion : vous ne voudriez pas repousser la dernière prière de Lucie, n’est-ce pas ? pourquoi Rupert rejetterait-il la mienne ?

Pauvre Grace ! que m’aurait servi de chercher à lui faire sentir la différence énorme qui se trouvait dans nos positions respectives ! Je me bornai à répéter encore une fois que ses intentions seraient remplies. Elle me mit alors entre les mains une lettre non cachetée, adressée à Rupert, qu’elle me pria de lire quand je serais seul, et que je devais lui donner en même temps que le legs.

— Que je repose encore un peu sur votre poitrine, Miles, dit Grace en penchant la tête, épuisée par les efforts qu’elle avait dû