Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/74

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exprimer. La nécessité où j’étais de n’élever aucune objection, jointe à l’intensité de ma douleur, me plongeait dans un état confus d’irritation, d’angoisses, de stupeur, qu’il me serait impossible d’analyser. Toute l’exquise tendresse de la femme se manifestait jusqu’au dernier moment ; elle s’occupait d’assurer l’existence du misérable qui avait tari en elle la source même de la vie, en foulant aux pieds toutes ses affections ; et elle lui léguait, avec son dernier soupir, tout ce qu’elle possédait au monde, pour fournir aux besoins de son égoïsme et de sa vanité.

— Je sais que ce projet doit vous paraître étrange, Miles, reprit Grace en voyant que j’étais anéanti ; mais autrement je ne puis mourir en paix avec moi-même. S’il ne possède pas quelque assurance positive de mon pardon, ma mort le rendra malheureux, et je veux qu’il comprenne qu’il a non-seulement mon pardon, mais mes prières. Et puis, Émilie et lui n’ont rien, je le crains, et ils peuvent traîner une existence misérable, faute de ce peu d’argent qu’il est en mon pouvoir de leur donner. Lucie, dès qu’elle le pourra, ne les oubliera pas non plus de son côté, j’en suis sûre, et tous ceux qui resteront après moi pourront se réunir autour de ma tombe pour prier pour celle qui y sera déposée.

— Ange ! m’écriai-je ; c’en est trop ! Pouvez-vous supposer que Rupert acceptera cet argent !

Quelque dégradé que fût Rupert à mes yeux, je ne pouvais me décider à penser qu’il pousserait la bassesse jusqu’à recevoir un présent venu d’une pareille source, et dans un semblable motif. Grace en jugeait autrement ; et loin de voir rien de déshonorant dans l’acceptation de Rupert, cet acte que le reste du monde eût flétri avec indignation, ne paraissait à ses yeux, à travers le prisme de son amour, que comme une déférence aimable aux dernières volontés de celle qui l’avait tant aimé.

— Comment pourrait-il refuser un don qui vient de moi, lorsque c’est du tombeau que je le lui offrirai ? reprit la chère enthousiaste ; il saura qu’il en est redevable à notre ancienne affection ; car il m’a aimée, Miles, il m’a aimée plus que vous n’avez jamais pu m’aimer vous-même, mon bon frère, malgré toute l’ardeur de votre attachement.

— Au nom du ciel, Grace, m’écriai-je, incapable de me contenir plus longtemps, c’est une affreuse méprise ! Rupert est incapable