Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvu/19

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soldat, moitié domestique, passant assez souvent d’une fonction à l’autre ; prenant même, quelquefois, la pioche en main comme laboureur ; car nos esclaves faisaient toutes sortes d’ouvrages. Il était de règle — et c’était ma mère qui l’avait voulu ainsi — que Jaap m’accompagnât toutes les fois que j’allais à quelque distance sans mon père. Elle supposait assez naturellement que c’était moi qui avais le plus besoin de la présence d’un serviteur fidèle, et le nègre avait fini par être attaché presque exclusivement à ma personne. Ce changement était de son goût, parce que, avec moi, il y avait souvent de longues courses à faire, par conséquent du nouveau à voir ; et puis, il avait à me raconter toutes les aventures de sa jeunesse, histoires bien usées pour mon père qui les avait entendues cent fois, mais qui, pour son jeune maître, avaient tout l’attrait de la nouveauté.

Dans l’occasion dont je parle, Jaap et moi nous revenions au camp, d’une assez longue excursion que j’avais entreprise par ordre du général de division. C’était le moment où « la monnaie continentale » comme on l’appelait, était dans un discrédit complet. C’était à peine si cent dollars en papier en valaient encore un. J’avais emporté, pour payer mes dépenses de route, un peu d’argent, ce qui était précieux, et de trente à quarante mille dollars de « monnaie continentale. » Mais mon argent était épuisé, et il ne me restait, en papier, que deux ou trois mille dollars, ce qui était à peine suffisant pour payer un dîner ; encore les aubergistes faisaient-ils une grimace effroyable quand on essayait de les payer de cette manière. Ce vide, dans ma bourse, se fit sentir, lorsque j’avais encore deux journées de marche devant moi ; et dans une partie du pays où je n’avais point de connaissances. Cependant il fallait bien trouver un gîte pour nous et pour nos bêtes, et procurer aux uns et aux autres quelque nourriture. Sans doute ce n’était pas une dépense bien forte, mais, pour qui n’avait rien, c’était encore une charge trop lourde. En appeler au patriotisme de ceux qui se trouvaient demeurer sur la route, c’était une triste ressource. Le patriotisme est une qualité qui se tient tellement près de l’entrée du cœur humain que, de même que la compassion, elle est toujours prête à prendre la fuite, dès qu’elle prévoit quelque appel direct. C’est bon dans les premiers