Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvu/72

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concessions dans l’intérieur du pays, et l’auberge, si on peut lui donner ce nom, avait changé de maître cinq à six fois, par des ventes frauduleuses, ou tout au moins sans valeur, d’un squatter à un autre. Autour de la maison, qui n’était qu’un amas de bûches mal unies entre elles, le temps, et le feu, son grand auxiliaire, avaient formé une petite clairière, et répandu un certain air de civilisation. Mais au bout de quelques minutes le voyageur rentrait dans la forêt vierge, sans rencontrer d’autres traces de la main de l’homme qu’une petite route assez peu frayée. Certes on ne s’était pas donné beaucoup de peine pour la pratiquer. Les arbres qui se trouvaient sur le chemin avaient été coupés, il est vrai ; mais les racines n’avaient pas été extirpées, et le temps avait fait plus pour les détruire que la hache ou la pioche. À tout prendre, le sentier était devenu depuis longtemps praticable, et je n’eus pas de peine à le suivre, puisqu’un chariot même pouvait y passer.

Les forêts vierges d’Amérique ne sont pas un endroit à choisir pour le chasseur. Le gibier y est rare, et c’est un fait notoire que, tandis que l’habitant des frontières abattra un écureuil ou quelque autre bête à soixante pas, il n’y a que dans les parties anciennes du pays qu’on trouve des chasseurs en état de tuer au vol des bécasses, des cailles et des pluviers. J’avais la réputation d’excellent tireur dans la plaine et au milieu des bruyères de l’île de Manhattan ; mais je ne voyais rien à faire où j’étais, entouré d’arbres séculaires. Sans doute il m’eût été facile de tirer une corneille, un corbeau, ou même un aigle, si j’avais eu de quoi charger convenablement mon fusil ; mais je n’aperçus rien qui fût digne de figurer dans ma gibecière. Faute de mieux, je me mis à réfléchir aux charmes de Priscilla Bayard et aux excentricités d’Ursule Malbone, et je ne tardai pas à laisser bien loin derrière moi mistress Tinkum et son auberge.

Je marchais seul depuis une heure, quand le silence des bois fut tout à coup interrompu par des accents qui ne provenaient du gosier d’aucun oiseau, quoique le rossignol lui-même eût eu peine à faire entendre des chants plus doux. C’était une voix de femme. Il me semblait que je connaissais l’air ; mais les sons étaient gutturaux, et les paroles étaient d’une langue étrangère.