Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 27, 1847.djvu/101

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celles qui s’étaient passées un siècle auparavant. Notre mémoire est une tablette qui tient constamment de nos opinions et de nos habitudes. Dans la jeunesse, les impressions s’y font aisément, et les images qui y sont gravées, sont claires, distinctes et profondes, tandis que celles qui succèdent deviennent trop accumulées, prennent moins racine, parce qu’elles trouvent le terrain déjà occupé. Dans l’occasion présente, l’âge était si grand que le changement était réellement frappant, les souvenirs du vieux nègre agissant parfois sur l’esprit comme une voix de la tombe. Quant à l’Indien, comme je m’en aperçus plus tard, il était, sous tous les rapports, beaucoup mieux conservé que le nègre ; sa grande tempérance, l’exercice en plein air et l’abstention de travail, outre les aises et l’abondance d’une vie à demi civilisée qui durait depuis près d’un siècle, contribuaient à maintenir les forces de l’âme et du corps. Pendant que je le regardais, je me rappelai ce que, pendant mon enfance, j’avais appris de son histoire.

Il avait toujours plané un mystère sur la vie de l’Onondago. Personne, du moins, n’en avait su les détails, excepté Andries Coejemans, oncle de ma chère grand’mère et qui avait été connu parmi nous sous le sobriquet du « porteur de chaînes. » Ma grand’mère m’avait dit que l’oncle, porteur de chaînes, savait parfaitement tout ce qui concernait Susquesus, la raison pour laquelle il avait quitté sa tribu, était devenu un chasseur, un guerrier et un coureur parmi les faces pâles, et qu’il avait toujours dit que les défaits faisaient grand honneur à son ami rouge ; mais qu’il n’avait pas voulu en révéler davantage. Telle était cependant la réputation d’intégrité et de véracité du porteur de chaînes, qu’il avait suffi de sa parole pour assurer à l’Onondago la confiance entière de toute la famille, et une expérience de quatre-vingt-dix ans avait prouvé que cette confiance était bien placée.

Quelques-uns attribuaient l’exil volontaire du vieillard à l’amour ; d’autres à la guerre, d’autres, enfin, aux conséquences cruelles de ces hostilités personnelles qui règnent parmi les hommes à l’état sauvage. Mais tout cela était resté obscur et mystérieux, et nous en étions réduits aux conjectures alors que nous approchions du dix-neuvième siècle, de même que nos pères l’étaient au milieu du dix-huitième. Revenons maintenant au nègre.

Quoique Jaaf m’eût momentanément oublié, et qu’il eût tout à fait oublié mes parents, il se rappelait ma sœur qui était dans