Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 27, 1847.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— J’allais ajouter que même dans ce pays où nous nous vantons beaucoup de nos écoles, et de l’influence qu’elles ont sur l’esprit public, il n’est pas ordinaire de voir des personnes de votre condition versées dans les langues mortes.

— Ya ; c’être mon condition qui fous drompe. Mon père était chentilhomme, et m’a donné aussi ponné étication comme le kœnig a donné au brince royal.

Ici, mon désir de paraître quelque chose aux yeux de Mary m’entraîna dans une autre folle indiscrétion. Je ne réfléchis pas un instant sur les difficultés d’expliquer comment les fils d’un gentilhomme prussien, qui avait reçu une éducation aussi brillante que celle du prince royal pouvait se trouver jouant de la vielle dans les rues de la Troie Américaine. Mais il m’était insupportable de paraître à cette aimable fille un moment sans éducation, et je me sauvai cette honte avec mon histoire invraisemblable. Heureusement, la fortune me favorisa plus que je ne pouvais l’espérer.

Il y a dans le caractère américain une singulière disposition : c’est de croire que tout Européen de bonnes manières doit être au moins un comte. Je ne prétends pas que cette crédulité se rencontre chez les gens qui ont vu le monde ; mais la majorité de nos concitoyens n’ayant jamais vu d’autre monde que le monde des affaires, la naïveté sous ce rapport dépasse toute croyance. Or, je puis avouer d’assez bonnes manières, et quoique déguisé et vêtu avec simplicité, ni mon air ni ma tournure n’étaient trop vulgaires. Mes habits, d’ailleurs, étaient neufs, et il pouvait même y avoir dans leur arrangement quelque chose qui s’accordait mal avec ma profession du jour, et qui aurait frappé des yeux plus pénétrants que ceux de mes interlocuteurs. Je pus voir néanmoins que le père et la fille m’accordaient plus d’intérêt depuis que je leur avais donné des raisons de croire que je méritais de meilleures fortunes. Il existe parmi nous tant de fausses notions sur les convulsions politiques et les révolutions en Europe, que je ne doute pas que si j’eusse raconté quelque histoire improbable sur l’état intérieur de la Prusse, elle eût été parfaitement acceptée ; car rien n’égale l’ignorance qui règne généralement en Amérique sur le véritable état des choses en Europe, si ce n’est cependant l’ignorance qui règne en Europe sur le véritable état des choses en Amérique. Quant à Mary, ses deux yeux me semblaient expri-