Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 3, 1839.djvu/287

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— Probablement nous ne mettrons pas toute l’île à contribution, dit le midshipman qui étudiait l’expression des regards de son commandant ; mais nous pouvons trouver de la besogne jusqu’à ce que le cutter revienne de sa recherche de la frégate ; car j’espère que notre situation n’est pas assez désespérée pour nous rendre à nos ennemis comme prisonniers ?

— Prisonniers ! s’écria le lieutenant ; non, Merry, non, nous n’en sommes pas encore réduits là. L’Angleterre a pu causer la perte de mon schooner, mais elle n’a pas obtenu d’autre avantage sur nous. C’était un charmant navire, Merry, digne de servir de modèle ; le plus léger, le meilleur voilier qu’on ait jamais construit. Vous souvenez-vous que je donnai à la frégate mes huniers pour sortir de la baie de Chesapeak ? Je pouvais m’en passer quand la mer était calme et le vent favorable ; mais dans le gros temps, Merry, ce pauvre Ariel demandait à être ménagé.

— Le plus gros mortier de fonte aurait été brisé en morceaux à l’endroit où l’Ariel a péri.

— Oui, on ne devait pas espérer qu’il pût tenir sur un pareil lit de rochers. Je l’aimais, Merry ; je l’aimais tendrement. C’est le premier navire que j’aie commandé. Il ne s’y trouvait pas une planche, pas une cheville que je ne connusse et que je n’aimasse.

— Je crois, Monsieur, qu’il est aussi naturel à un marin d’aimer le bois et le fer qui l’ont porté sur les profondeurs de l’Océan tant de jours et tant de nuits, qu’il l’est à un père de chérir les membres de sa propre famille.

— Sans doute, Merry, sans doute, et davantage encore.

Pendant que Barnstable parlait ainsi, le jeune midshipman sentit la main de son commandant lui saisir le bras avec une étreinte presque convulsive.

— Et cependant, Merry, ajouta-t-il, l’homme ne peut aimer l’ouvrage de ses propres mains autant que l’œuvre du Créateur, il ne peut avoir pour son vaisseau le même sentiment d’affection que pour les compagnons de ses travaux. J’ai fait voile avec Tom pour la première fois, Merry : j’avais alors votre âge ; tout présentait à mes yeux l’image du plaisir et du bonheur ; je ne connaissais rien, et je ne craignais rien, comme je le lui ai entendu dire à lui-même ; je m’étais dérobé de la maison paternelle, et il fit pour moi ce que nul parent n’aurait pu faire dans ma situation ; il me servit de père et de mère sur l’Océan ; il passa des jours,