Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 4, 1839.djvu/19

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ment pour avancer vers la terre, tandis que le vaisseau manœuvrait pour aller jeter l’ancre à la hauteur de Nantasket.

Nulle voix n’interrompit le bruit cadencé des rames, tandis que, combattant la marée contraire, la barque traversait les nombreux détroits formés par différentes îles ; mais quand on fut à la hauteur du château[1], l’obscurité céda à l’influence de la nouvelle lune ; les objets qui les environnaient commençant à devenir plus distincts, le vieil étranger se mit à parler avec cette véhémence qui lui semblait naturelle, et il rendit compte à son compagnon de toutes les localités avec le ton passionné d’un enthousiaste, et en homme qui en connaissait depuis longtemps toutes les beautés. Mais il retomba dans le silence quand on s’approcha des quais négligés et abandonnés, et il s’appuya d’un air sombre sur les bancs de la barque, comme s’il n’eût osé se fier à sa voix pour parler des malheurs de sa patrie.

Laissé à ses propres pensées, le jeune officier regardait avec le plus vif intérêt les longs rangs de bâtiments qui devenaient visibles à ses yeux, et que la lune couvrait d’un côté d’une douce lumière, tandis que de l’autre le contraste de ses rayons épaississait les ombres. On ne voyait dans le port que quelques bâtiments démâtés. La forêt de mâts qui le couvrait autrefois avait disparu. On n’y entendait plus ce bruit de roues, ce mouvement actif qui auraient dû faire distinguer à cette heure le grand marché de toutes les colonies. Les seuls sons qui frappassent l’oreille étaient le bruit éloigné d’une musique martiale, les cris désordonnés des soldats qui s’enivraient dans les cabarets situés sur le bord de la mer, et la voix farouche des sentinelles placées sur les vaisseaux de guerre, qui arrêtaient dans leur marche le petit nombre de barques que les habitants conservaient encore pour la pêche ou le commerce côtier.

— Quel changement ! s’écria jeune officier en jetant les yeux sur cette scène de désolation ; quel spectacle différent me retracent mes souvenirs, quelque imparfaits qu’ils soient, quelque loin qu’ils remontent !

Le vieillard ne répondit rien ; mais un sourire, dont l’expression était singulière, se peignit sur ses joues amaigries, et donna à tous ses traits un caractère doublement remarquable. Le jeune

  1. Le château (castle). Ce château était un simple fort qui n’existe plus depuis que les îles ont été fortifiées sur une plus large échelle : on l’appelait aussi Castle-William.