Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 10.djvu/199

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Elles diront quels soins, quels rudes exercices, 15
Quels travaux assidus étoient lors tes délices,
Quels secours aux blessés prodiguoit ta bonté[1],
Quels exemples donnoit ton intrépidité,
Quels rapides succès ont accru ton empire,
Et le diront bien mieux que je ne le puis dire. 20
C’est à moi de m’en taire, et ne pas avilir
L’honneur de ces lauriers que tu viens de cueillir
De mon génie usé la chaleur amortie
À leur gloire immortelle est trop mal assortie,
Et défigureroit tes grandes actions 25
Par l’indigne attentat de ses expressions.
Que ne peuvent, grand Roi, tes hautes destinées
Me rendre la vigueur de mes jeunes années !
Qu’ainsi qu’au temps du Cid je ferois de jaloux !
Mais j’ai beau rappeler un souvenir si doux, 30
Ma veine, qui charmoit alors tant de balustres[2],
N’est plus qu’un vieux torrent qu’ont tari douze lustres[3] ;
Et ce seroit en vain qu’aux miracles du temps
Je voudrois opposer l’acquis de quarante ans.
Au bout d’une carrière et si longue et si rude, 35
On a trop peu d’haleine et trop de lassitude :
À force de vieillir un auteur perd son rang ;
On croit ses vers glacés par la froideur du sang ;
Leur dureté rebute, et leur poids incommode,
Et la seule tendresse est toujours à la mode. 40
Ce dégoût toutefois ni ma propre langueur
Ne me font pas encor tout à fait perdre cœur ;
Et dès que je vois jour sur la scène à te peindre,
Il rallume aussitôt ce feu prêt à s’éteindre.

  1. Var. Dans l’édition de 1667 in-4o ce vers vient après le suivant.
  2. Voyez tome IX, p. 64, note 2.
  3. Corneille, né, comme on sait, le 6 juin 1606, venait effectivement d’entrer dans sa soixante et unième année.