Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 10.djvu/53

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Ô Dieux ! j’ai mangé mon partage
Sans avoir vécu que de vent[1] !

L’ivrogne.

N’est-ce pas une chose étrange
Que pour trotter dedans la fange, 70
Je fasse faux bond au clairet,
Et que cette troupe brouillonne
M’arrache de ce cabaret
Pour vous produire ma personne ?

Je violente mon humeur 75
D’abandonner ce lieu charmeur ;
Toutefois je n’ose me[2] plaindre,
Étant déjà si fort gâté
Que je m’achèverois de peindre
Pour peu que j’en aurois tâté ; 80

Outre que mes eaux sont si basses,
À force de vider les tasses,
Qu’il faut renoncer au métier,
Ne pouvant plus laisser en gage,
Au malheureux cabaretier, 85
Que les rubis de mon visage.

Mais encor suis-je plus heureux
Que tant de fous et d’amoureux
Qui se sont perdus par leurs grippes[3] ;
Car bien que je sois bas d’aloi, 90
Mon argent, serré dans mes tripes,
N’est point sorti hors de chez moi.

  1. Cette pièce se termine ici dans l’édition de Granet ; la fin, telle qu’on la lit dans l’édition de 1632, n’a été réunie aux Œuvres de Corneille qu’en 1817, dans l’édition d’Ant.-Aug. Renouard.
  2. Ce mot manque dans l’édition originale.
  3. Grippe, fantaisie, goût capricieux.