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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/106

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LE CID.

tirer Rodrigue de péril, sans le pousser jusqu’à son mariage avec Chimène. Il est historique, et a plu en son temps ; mais bien sûrement il déplairoit au nôtre ; et j’ai peine à voir que Chimène y consente chez l’auteur espagnol, bien qu’il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu’il en a faite. Pour ne pas contredire l’histoire, j’ai cru ne me pouvoir dispenser d’en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l’effet ; et ce n’étoit que par là que je pouvois accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l’événement.

Les deux visites que Rodrigue fait à sa maîtresse[1] ont quelque chose qui choque cette bienséance de la part de celle qui les souffre ; la rigueur du devoir vouloit qu’elle refusât de lui parler, et s’enfermât dans son cabinet, au lieu de l’écouter ; mais permettez-moi de dire avec un des premiers esprits de notre siècle, « que leur conversation est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs n’ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l’ont connu l’ont toléré. » J’irai plus outre, et dirai que tous presque ont souhaité que ces entretiens se fissent ; et j’ai remarqué aux premières représentations qu’alors que ce malheureux amant se présentoit devant elle, il s’élevoit un certain frémissement dans l’assemblée, qui marquoit une curiosité merveilleuse, et un redoublement d’attention pour ce qu’ils avoient à se dire dans un état si pitoyable. Aristote dit qu’il y a des absurdités qu’il faut laisser dans un poëme, quand on peut espérer qu’elles seront bien reçues ; et il est du devoir du poëte, en ce cas, de les couvrir de tant de brillants, qu’elles puissent éblouir[2]. Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces

  1. Voyez la scène iv de l’acte III, et la scène i de l’acte V.
  2. Voyez la Poétique, fin du chapitre xxiv