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Chimène.

Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.


Scène V.

DON DIÈGUE[1].

Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse :
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements.
Au milieu du bonheur mon âme en sent l’atteinte :
Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
J’ai vu mort l’ennemi qui m’avoit outragé ;
Et je ne saurois voir la main qui m’a vengé.
En vain je m’y travaille, et d’un soin inutile,
Tout cassé que je suis, je cours toute la ville :
Ce peu que mes vieux ans m’ont laissé de vigueur[2]
Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur[3].
À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre ;
Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,
Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
Je ne découvre point de marques de sa fuite ;
Je crains du Comte mort les amis et la suite ;
Leur nombre[4] m’épouvante, et confond ma raison.
Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
Justes cieux ! me trompé-je encore à l’apparence,
Ou si je vois enfin mon unique espérance ?

  1. don diègue, seul. (1637-60)
  2. Var. Si peu que mes vieux ans m’ont laissé de vigueur. (1637-56)
  3. Var. Se consomme sans fruit à chercher ce vainqueur. (1637-44)
  4. On lit leur ombre, pour leur nombre, dans l’édition de 1644 in-4o.