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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/236

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Rodrigue en ma maison ! — Écoute-moi. — Je me meurs. — Je veux seulement que tu entendes ce que j’ai à te dire, et que tu me répondes ensuite avec ce fer. (Il lui donne sa dague.) Ton père le comte Glorieux, comme on l’appelait dignement, porta sur les cheveux blancs[1] de mon père une main téméraire et coupable ; et moi, j’avais beau me voir par là déshonoré, mon tendre espoir ainsi renversé se débattait avec tant de force que ton amour put faire hésiter ma vengeance. En un si cruel malheur, mon injure et tes charmes se livraient dans mon cœur une lutte obstinée :


Et vous l’emportiez, Madame,
S’il nDans mon âme,
S’il ne m’était souvenu
Que vous haïriez infâme

Qui noble vous avait plu[2].


C’est avec cette pensée, sans doute digne de toi, que je plongeai mon fer sanglant dans le sein de ton père. Ainsi j’ai recouvré mon honneur ; mais aussitôt, amant soumis, je suis venu vers toi, pour que tu n’appelles pas cruauté ce qui pour moi fut devoir impérieux, pour que ma peine justifie à tes yeux ma conduite si nouvelle envers toi, pour que tu prennes ta vengeance dès que tu la désires. Saisis ce fer, et si nous ne devons avoir à nous deux qu’un même courage, une même conscience, accomplis avec résolution la vengeance de ton père, comme j’ai fait pour le mien.

— Rodrigue, Rodrigue ! ah, malheureuse ! Je l’avoue malgré ma douleur, en te chargeant de la vengeance de ton père, tu t’es conduit en chevalier. À toi je ne fais point reproche, si je suis malheureuse, si telle est ma destinée qu’il me faudra subir moi-même le trépas que je ne t’aurai pas donné. Mais une offense dont je t’accuse, c’est de te voir paraître à mes yeux quand ta main et ton épée sont encore chaudes de mon sang. Et ce n’est pas en amant soumis, c’est pour m’offenser que tu viens ici, trop assuré de n’être point haï de celle qui t’a tant aimé. Eh bien ! va-t’en, va-t’en, Rodrigue… pour ceux qui pensent que je t’adore, mon honneur sera justifié quand ils sauront que je te poursuis. J’aurais pu justement sans t’entendre te faire donner la mort ; mais je ne suis ta partie que pour te poursuivre, et

  1. Le mot canas, « cheveux blancs, » était noblement rendu par vieillesse honorable, dans cette leçon des premières éditions : De la main de ton père*, etc., que Corneille a changée, à regret sans doute, à partir de 1660.
    * Voyez ci-dessus, p. 154, la variante des vers 878 et 874.
  2. Qu’on veuille bien nous pardonner ces rimes, qui seraient un essai fort puéril, si elles n’étaient destinées à donner quelque idée du mètre employé dans cette scène, alternativement avec les quatrains rimés.