Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/247

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Et que pour récompense il reçoive sa foi.
— Quoi ? Sire, m’imposer une si dure loi !
— Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux :
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux[1]. »

Ainsi l’acte se termine, sans réplique de la part de la fière Chimène. Ce qu’elle ne semble pas avoir voulu entendre, l’admirable scène qui ouvre l’acte suivant fera bien voir qu’elle l’a entendu.

Mais que ne fait-on pas pour un dénoûment ! C’est le moment pour le poëte français de se soustraire à la fable absurde du dénoûment espagnol ; le temps presse, et il faudra absolument conclure par le mariage. C’est à l’autorité royale à faire les frais d’un moyen de force majeure. Corneille semble s’autoriser, comme d’un exemple, de deux vers espagnols qu’il cite ; il les prend à la fin d’un passage de romance qui fournit la réponse du Roi aux plaintes de la deuxième journée. Mais il n’y a point de parité réelle entre ces deux passages :


« Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,

Dont la faveur conserve un tel amant pour toi[2]. »


No haya mas, Ximena ; baste ;
levantaos, no lloreis tanto :
que ablandarán vuestras quejas
entrañas de acero y marmol.
Que podrá ser que algun dia
troqueis en placer el llanto,
y si he guardado á Rodrigo

quizá para vos le guardo.


Ce dernier langage n’est qu’en un rapport discret et d’allusion avec les traditions dont toutes les mémoires sont remplies, à savoir un mariage historique, très-postérieur à la querelle, et obtenu, selon les variantes des divers âges, soit, en vertu du droit barbare, sur la demande même de la plaignante, soit par l’entremise bénévole du Roi, par une lettre de sa main adressée à l’indifférent guerrier.

N’est-il pas remarquable que la troisième journée de Castro se passe tout entière sans ramener Rodrigue en présence de Chimène, avant l’expédient frivole et hasardé de son dénoûment ? Ainsi disparaît et se dissipe le fond tragique et passionné que Corneille ne veut pas perdre de vue. Il a senti que la grande scène des deux jeunes gens au troisième acte est le vrai triomphe de son œuvre, et

  1. Acte IV, scène v, vers 1457-1464.
  2. Ibidem, vers 1391 et 1392.