Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/246

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Le Roi s’effrayant de son trouble, elle avoue qu’elle se sent la gorge serrée et le cœur oppressé.

Dès qu’elle est rassurée, nous voyons l’évolution soudaine et le hardi mensonge de la pudeur se produire de même chez les deux poëtes, mais à dire vrai, dans l’espagnol, avec une naïveté plus appropriée à cette étrange inconséquence. C’est plus naturellement une jeune fille qui s’effraye et s’irrite d’avoir été ainsi jouée et surprise. On voit qu’elle ne veut pas rester sous le coup de cet affront, et tout d’une haleine elle demande qu’on publie le ban d’un combat contre Rodrigue : pour prix de cette tête, elle donnera sa main et tous ses biens, ou si le champion n’est pas assez noble, la moitié de ses biens et sa protection. Le Roi hésite un peu à consentir, et don Diègue le décide en acceptant pour son fils le défi proposé[1].

Il est assez curieux d’observer les circonstances du temps qui rendent ce pas plus difficile à Corneille, et qui imposent à Chimène successivement deux requêtes sanglantes au lieu d’une. C’est d’abord l’échafaud que sollicite sa vengeance. C’est l’édit de Richelieu, la sévère histoire du jour, dont il faut ici tenir compte avant la fable espagnole. Après la réponse équitable et modérée du Roi, qui rend peu probable l’application de l’Édit, Chimène peut invoquer le droit du moyen âge, le duel ; et il faut voir avec quel soin Corneille proteste par la bouche du Roi contre cette vieille coutume si funeste à l’État, et si nécessaire à son drame. Il semble faire parler Louis XIII lui-même :


« Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,

De moi ni de ma cour il n’aura la présence[2]. »

S’il ménage beaucoup les convenances du gouvernement, Corneille ménage ici beaucoup moins que Castro la convenance morale et la délicatesse de Chimène. C’est plus qu’une hardiesse de la part du roi Ferdinand de tant insister sur la flamme secrète de Chimène, et de dénaturer jusqu’à ce point la loi du combat qu’elle vient d’obtenir :

« Qui qu’il soit (le vainqueur), même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,

  1. Cette intervention de don Diègue, s’empressant d’accepter au nom de son fils, est un détail noble et fort bien adapté, qui s’offrait naturellement à l’imitation de Corneille. S’il l’a omis, on peut en entrevoir la raison dans la gène où le tenaient les considérations dont il va être parlé.
  2. Acte IV, scène v, vers 1450-1453.