Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/57

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fut agréable[1], et l’Œdipe peut-être n’agréoit pas, quoique Aristote l’approuve. Or, s’il est vrai que la satisfaction des spectateurs soit la fin que se proposent les spectacles, et que les maîtres mêmes du métier ayent quelquefois appelé de César au peuple, le Cid du poëte françois ayant plu aussi bien que la Fleur du poëte grec, ne seroit-il point vrai qu’il a obtenu la fin de la représentation, et qu’il est arrivé à son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d’Aristote ni par les adresses de sa poétique ? Mais vous dites, Monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement : je connois beaucoup de gens qui feroient vanité d’une telle accusation ; et vous me confesserez vous-même que, si la magie étoit une chose permise, ce seroit une chose excellente : ce seroit, à vrai dire, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne et le verre en diamants ; c’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui vous avouant qu’il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret, qu’il a mieux réussi que l’art même ; et ne vous niant pas qu’il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là sinon qu’il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s’étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu’une conquête. Cela étant. Monsieur, je ne doute pas que Messieurs de l’Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès, et que d’un côté vos raisons ne les ébranlent, et de l’autre l’approbation publique ne les retienne. Je serois en la même peine, si j’étois en la même délibération, et si de bonne fortune je ne venois de trouver votre arrêt dans les registres de l’antiquité. Il a été prononcé, il y a plus de quinze cents ans, par un philosophe de la famille stoïque, mais un philosophe dont la dureté n’étoit pas impénétrable à la joie, de qui il nous reste des jeux et des tragédies, qui vivoit sous le règne d’un empereur poëte et comédien, au siècle des vers et de la musique. Voici les termes de cet authentique arrêt, et je vous le laisse interpréter à vos dames, pour lesquelles vous

  1. Voyez tome I, p. 14, note 6.