Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/336

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Et m’enlève ce cœur que j’ai vu mon esclave.
Je voudrois avec vous en vain le déguiser ; 1570
Quand je l’ai vu pour moi tantôt la mépriser,
Qu’à ses yeux, sans nous mettre un moment en balance,
Il m’a si hautement donné la préférence,
J’ai senti des transports que mon esprit discret
Par un soudain adieu n’a cachés qu’à regret. 1575
Je ne croirai jamais qu’il soit douceur égale
À celle de se voir immoler sa rivale,
Qu’il soit pareille joie ; et je mourrois, ma sœur,
S’il falloit qu’à son tour elle eût même douceur.

Junon.

Quoi ? pour vous cette honte est un malheur extrême ? 1580
Ah ! vous l’aimez encor.

Médée.

Ah ! vous l’aimez encor. Non ; mais je veux qu’il m’aime.
Je veux, pour éviter un si mortel ennui,
Le conserver à moi, sans me donner à lui,
L’arrêter sous mes lois, jusqu’à ce qu’Hypsipyle
Lui rende de son cœur la conquête inutile, 1585
Et que le prince Absyrte, ayant reçu sa foi,
L’ait mise hors d’état de triompher de moi.
Lors, par un juste exil punissant l’infidèle.
Je n’aurai plus de peur qu’il me traite comme elle ;
Et je saurai sur lui nous venger toutes deux, 1590
Sitôt qu’il n’aura plus à qui porter ses vœux.

Junon.

Vous vous promettez plus que vous ne voudrez faire,
Et vous n’en croirez pas toute cette colère[1].

Médée.

Je ferai plus encor que je ne me promets.
Si vous pouvez, ma sœur, quitter ses intérêts. 1595

  1. Var. Et vous ne croirez pas toute cette colère. (1661-64)