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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/498

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SOPHONISBE

D’un côté Scipion, et de l’autre Asdrubal.
Je vis ces deux héros, jaloux de mon suffrage,
Le briguer, l’un pour Rome, et l’autre pour Carthage ;
265Je les vis à ma table, et sur un même lit[1] ;
Et comme ami commun, j’aurois[2] eu tout crédit.
Votre beauté, Madame, emporta la balance :
De Carthage pour vous j’embrassai l’alliance ;
Et comme on ne veut point d’arbitre intéressé,
270C’est beaucoup aux vainqueurs d’oublier le passé.
En l’état où je suis, deux batailles perdues.
Mes villes, la plupart surprises ou rendues,
Mon royaume d’argent et d’hommes affoibli,
C’est beaucoup de me voir tout d’un coup rétabli.
275Je recois sans combat le prix de la victoire ;
Je rentre sans péril en ma première gloire ;
Et ce qui plus que tout a lieu de m’être doux,
Il m’est permis enfin de vivre auprès de vous.

SOPHONISBE.

Quoi que vous résolviez, c’est à moi d’y souscrire ;
280J’oserai toutefois m’enhardirà vous dire
Qu’avec plus de plaisir je verrois ce traité,
Si j’y voyois pour vous ou gloire ou sûreté.
Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?

SYPHAX.

Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?Si je vous aime ?

SOPHONISBE.

Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?

SYPHAX.

Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?Plus que moi-même.

  1. Scipion et Asdrubal vinrent le même jour réclamer l’alliance et l’amitié de Syphax. Le hasard les ayant réunis sous son toit, il les invita tous deux à s’asseoir à sa table. Scipion et Asdrubal, parce que tel était le désir du roi, se placèrent sur le même lit. Eodem lecto Scipio atque Asdrubal (quia ita cordi erat regi) accubuerunt. (Tite Live, livre XXVII, chapitre xviii.)
  2. Les éditions de 1663 et 1666 donnent j’avois (jauois), pour j’aurois.