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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/500

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SOPHONISBE.

Moi que vous protestez d’aimer plus que vous-même !
Ah ! Seigneur, le dirai-je ? est-ce ainsi que l’on m’aime ?

SYPHAX

Si vous m’aimiez, Madame, il vous seroit bien doux
310De voir comme je veux ne vous devoir qu’à vous :
Vous ne vous plairiez pas à montrer dans votre âme
Les restes odieux d’une première flamme,
D’un amour dont l’hymen qu’on a vu nous unir
Devroit avoir éteint jusques au souvenir.
315Vantez-moi vos appas, montrez avec courage
Ce prix impérieux dont m’achète Carthage ;
Avec tant de hauteur prenez son intérêt,
Qu’il me faille en esclave agir comme il lui plaît ;
Au moindre soin des miens traitez-moi d’infidèle,
320Et ne me permettez de régner que sous elle ;
Mais épargnez ce comble aux malheurs que je crains,
D’entendre aussi vanter ces beaux feux mal éteints,
Et de vous en voir l’âme encor toute obsédée
En ma présence même en caresser l’idée.

SOPHONISBE

325Je m’en souviens, Seigneur, lorsque vous oubliez
Quels vœux mon changement vous a sacrifiés,
Et saurai l’oublier, quand vous ferez justice
À ceux qui vous ont fait un si grand sacrifice.
Au reste, pour ouvrir tout mon cœur avec vous,
330Je n’aime point Carthage à l’égal d’un époux ;
Mais bien que moins soumise à son destin qu’au vôtre
Je crains également et pour l’un et pour l’autre,
Et ce que je vous suis ne sauroit empêcher
Que le plus malheureux ne me soit le plus cher.
335Jouissez de la paix qui vous vient d’être offerte,
Tandis que j’irai plaindre et partager sa perte :
J’y mourrai sans regret, si mon dernier moment
Vous laisse en quelque état de régner sûrement ;