Aller au contenu

Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/560

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
546
SOPHONISBE.

Je la regarde en reine, et non pas en rivale ;
Je vois dans son destin le mien enveloppé,
Et du coup qui la perd tout mon cœur est frappé.
Par votre ordre on la quitte ; et cet ami fidèle
1740Me pourroit, au même ordre, abandonner comme elle.
Disposez de mon sceptre, il est entre vos mains :
Je veux bien le porter au gré de vos Romains.
Je suis femme ; et mon sexe accablé d’impuissance
Ne reçoit point d’affront par cette dépendance ;
1745Mais je n’aurai jamais à rougir d’un époux
Qu’on voie ainsi que moi ne régner que sous vous.

LÉLIUS.

Détrompez-vous, Madame ; et voyez dans l’Asie
Nos dignes alliés régner sans jalousie,
Avec l’indépendance, avec l’autorité
1750Qu’exige de leur rang toute la majesté.
Regardez Prusias, considérez Attale[1],
Et ce que souffre en eux la dignité royale.
Massinisse avec vous, et toute autre moitié,
Recevra même honneur et pareille amitié.
1755Mais quant à Sophonisbe, il m’est permis de dire
Qu’elle est Carthaginoise ; et ce mot doit suffire.
Je dirois qu’à la prendre ainsi sans notre aveu,
Tout notre ami qu’il est, il nous bravoit un peu ;
Mais comme je lui veux conserver votre estime[2],
1760Autant que je le puis je déguise son crime,
Et nomme seulement imprudence d’État
Ce que nous aurions droit de nommer attentat.

  1. Prusias, roi de Bithynie ; Attale, roi de Pergame.
  2. Ce vers et le suivant manquent dans l’édition de 1682 ; il en est de même, un peu plus loin, des vers 1819 et 1820.