Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 7.djvu/506

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais s’il ne veut pas l’un, pourrai-je vouloir l’autre ?
Pour prix de ses hauts faits, et de m’avoir fait roi,
740Son trépas… Ce mot seul me fait pâlir d’effroi ;
Ne m’en parlez jamais : que tout l’état périsse
Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
Avant que je défère à ces raisons d’État
Qui nommeroient justice un si lâche attentat !

SILLACE.

745Mais pourquoi lui donner les Romains en partage,
Quand sa gloire, Seigneur, vous donnoit tant d’ombrage ?
Pourquoi contre Artabase attacher vos emplois,
Et lui laisser matière à de plus grands exploits[1] ?

ORODE.

L’événement, Sillace, a trompé mon attente.
750Je voyois des Romains la valeur éclatante ;
Et croyant leur défaite impossible sans moi,
Pour me la préparer, je fondis sur ce roi :
Je crus qu’il ne pourroit à la fois se défendre
Des fureurs de la guerre et de l’offre d’un gendre ;
755Et que par tant d’horreurs son peuple épouvanté
Lui feroit mieux goûter la douceur d’un traité ;
Tandis que Suréna, mis aux Romains en butte,
Les tiendroit en balance, ou craindroit pour sa chute,
Et me réserveroit la gloire d’achever,
760Ou de le voir tombant, et de le relever.
Je réussis à l’un, et conclus l’alliance ;
Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance.
À peine d’Artabase eus-je signé la paix,
Que j’appris Crassus mort et les Romains défaits.
765Ainsi d’une si haute et si prompte victoire
J’emporte tout le fruit, et lui toute la gloire,
Et beaucoup plus heureux que je n’aurais voulu,

  1. Voyez ci-dessus, p. 466, note du vers 85.