Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/224

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Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
Hélas ! que je me flatte, et que j’ai d’artifice
À me dissimuler la honte d’un supplice !
En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L’ombre d’un meurtrier creuse ici ma ruine ;
Il succomba vivant, et mort, il m’assassine ;
Son nom fait contre moi ce que n’a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ;
Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
S’élever contre moi des âmes plus hardies,
De qui les passions, s’armant d’autorité,
Font un meurtre public avec impunité.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
Donner au déloyal ma tête pour victime ;
Et tous pour le pays prennent tant d’intérêt,
Qu’il ne m’est pas permis de douter de l’arrêt.
Ainsi de tous côtés ma perte était certaine.
J’ai repoussé la mort, je la reçois pour peine.
D’un péril évité je tombe en un nouveau,
Et des mains d’un rival en celles d’un bourreau.
Je frémis à penser à ma triste aventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture ;
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
J’en ai devant les yeux les funestes ministres ;
On me lit du sénat les mandements sinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j’entends déjà le bruit
De l’amas insolent d’un peuple qui me suit ;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare :
Là mon esprit se trouble, et ma raison s’égare ;
Je ne découvre rien qui m’ose secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitôt que je pense à tes divins attraits,
Je vois évanouir ces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d’où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?


Scène VIII

CLINDOR, le geôlier.
Le geôlier, cependant qu’Isabelle et Lyse paraissent à quartier.

Les juges assemblés pour punir votre audace,
Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce.

Clindor.

M’ont fait grâce, bons dieux !

Le geôlier.

M’ont fait grâce, bons dieux !Oui, vous mourrez de nuit.

Clindor.

De leur compassion est-ce là tout le fruit ?

Le geôlier.

Que de cette faveur vous tenez peu de compte !
D’un supplice public c’est vous sauver la honte.

Clindor.

Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort,
Dont l’arrêt me fait grâce, et m’envoie à la mort ?

Le geôlier.

Il la faut recevoir avec meilleur visage.

Clindor.

Fais ton office, ami, sans causer davantage.

Le geôlier.

Une troupe d’archers là-dehors vous attend ;
Peut-être en les voyant serez-vous plus content.


Scène IX

CLINDOR, ISABELLE, LYSE, le geôlier.
Isabelle, dit ces mots à Lyse, pendant que le geôlier ouvre la prison à Clindor.

Lyse, nous l’allons voir.

Lyse.

Lyse, nous l’allons voir.Que vous êtes ravie !

Isabelle.

Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
Son destin et le mien prennent un même cours,
Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours.

Le geôlier.

Monsieur, connaissez-vous beaucoup d’archers semblables ?

Clindor.

Ah ! madame, est-ce vous ? surprises adorables !
Trompeur trop obligeant ! tu disais bien vraiment
Que je mourrais de nuit, mais de contentement.

Isabelle.

Clindor !

Le geôlier.

Clindor !Ne perdons point Le temps à ces caresses.
Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.

Clindor.

Quoi ! Lyse est donc la sienne ?