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Cléobule

Ne croyez pas, Madame…

Marcelle

Obéissez de grâce.

Je sais ce qu’il faut croire et vois ce qui se passe.

Scène IV

Marcelle, Théodore, Stéphanie

Marcelle

Ne vous offensez pas, objet rare et charmant,

Si ma haine avec lui traite un peu rudement.

Ce n’est point avec vous que je la dissimule :

Je chéris Théodore, et je hais Cléobule,

Et, par un pur effet du bien que je vous veux,

Je ne puis voir ici ce parent dangereux.

Je sais que pour Placide il vous fait tout facile,

Qu’en sa grandeur nouvelle il vous peint un asile,

Et tâche à vous porter jusqu’à la vanité

D’espérer me braver avec impunité ;

Je n’ignore non plus que votre âme plus saine,

Connaissant son devoir ou redoutant ma haine,

Rejette ses conseils, en dédaigne le prix,

Et fait de ces grandeurs un généreux mépris.

Mais comme avec le temps il pourrait vous séduire,

Et vous, changeant d’humeur, me forcer à vous nuire,

J’ai voulu vous parler, pour vous mieux avertir

Qu’il serait malaisé de vous en garantir,

Que, si ce qu’est Placide enflait votre courage,

Je puis en un moment renverser mon ouvrage,

Abattre sa fortune, et détruire avec lui

Quiconque m’oserait opposer son appui :

Gardez donc d’aspirer au rang où je l’élève.

Qui commence le mieux ne fait rien s’il n’achève.

Ne servez point d’obstacle à ce que j’en prétends ;

N’acquérez point ma haine en perdant votre temps ;

Croyez que me tromper c’est vous tromper vous-même

Et si vous vous aimez, souffrez que je vous aime.

Théodore

Je n’ai point vu, Madame, encor jusqu’à ce jour

Avec tant de menace expliquer tant d’amour,

Et, peu faite à l’honneur de pareilles visites,

J’aurais lieu de douter de ce que vous me dites ;

Mais, soit que ce puisse être ou feinte, ou vérité,

Je veux bien vous répondre avec sincérité.

Quoique vous me jugiez l’âme basse et timide,

Je croirais sans faillir pouvoir aimer Placide,

Et, si sa passion avait pu me toucher,

J’aurais assez de cœur pour ne le point cacher :

Cette haute puissance à ses vertus rendue

L’égale presque aux rois dont je suis descendue,

Et si Rome et le temps m’en ont ôté le rang,

Il m’en demeure encor le courage et le sang.

Dans mon sort ravalé je sais vivre en princesse :

Je fuis l’ambition, mais je hais la faiblesse,

Et, comme ses grandeurs ne peuvent m’ébranler,

L’épouvante jamais ne me fera parler.

Je l’estime beaucoup, mais en vain il soupire :

Quand même sur ma tête il ferait choir l’empire,

Vous me verriez répondre à cette illustre ardeur

Avec la même estime et la même froideur.

Sortez d’inquiétude et m’obligez de croire

Que la gloire où j’aspire est toute une autre gloire,

Et que, sans m’éblouir de cet éclat nouveau,

Plutôt que dans son lit j’entrerais au tombeau.

Marcelle

Je vous crois, mais souvent l’amour brûle sans luire :

Dans un profond secret il aime à se conduire,

Et, voyant Cléobule aller tant et venir,

Entretenir Placide et vous entretenir,

Je sens toujours dans l’âme un reste de scrupule,

Que je blâme moi-même et tiens pour ridicule,

Mais mon cœur soupçonneux ne s’en peut départir.

Vous avez deux moyens de l’en faire sortir :

Epousez ou Didyme, ou Cléante, ou quelque autre ;

Ne m’importe pas qui, mon choix suivra le vôtre,

Et je le comblerai de tant de dignités,

Que peut-être il vaudra ce que vous me quittez ;

Ou, si vous ne pouvez sitôt vous y résoudre,

Jurez-moi, par ce Dieu qui porte en main la foudre,

Et dont tout l’univers doit craindre le courroux,

Que Placide jamais ne sera votre époux.

Je lui fais pour Flavie offrir un sacrifice ;

Peut-être que vos vœux le rendront plus propice ;

Venez les joindre aux miens et le prendre à témoin.

Théodore

Je veux vous satisfaire, et, sans aller si loin,

J’atteste ici le Dieu qui lance le tonnerre,

Ce monarque absolu du ciel et de la terre,

Et dont tout l’univers doit craindre le courroux,

Que Placide jamais ne sera mon époux.

En est-ce assez, Madame ? Etes-vous satisfaite ?

Marcelle

Ce serment, à peu près, est ce que je souhaite ;

Mais, pour vous dire tout, la sainteté des lieux,

Le respect des autels, la présence des dieux,

Le rendant et plus saint et plus inviolable,

Me le pourraient aussi rendre bien plus croyable.