Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/596

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Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs.
O jour, que ta mémoire encore m’est cruelle !
Andromède jamais ne me parut si belle ;
Et voyant ses regards s’épandre sur les eaux[1]
Pour jouir et juger d’un combat de vaisseaux,
« Telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l’onde,
« Et promit à ses yeux la conquête du monde
« Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau
« Les miroirs vagabonds de son flottant berceau. »
À ce fameux spectacle on vit les Néréides
Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides,
Et pour nouvelle pompe à ces noble ébats
À l’envi de la terre étaler leurs appas.
Elles virent ma fille ; et leurs regards à peine
Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine,
Que par des traits plus forts se sentant effacer,
Éblouis et confus je les vis s’abaisser,
Examiner les leurs, et sur tous leurs visages
En chercher d’assez vifs pour braver nos rivages.
Je les vis se choisir jusqu’à cinq et six fois,
Et rougir aussitôt nous comparant leur choix ;
Et cette vanité qu’en toutes les familles
On voit si naturelle aux mères pour leurs filles,
Leur cria par ma bouche : « En est-il parmi vous,
« O nymphes ! qui ne cède à des attraits si doux ?
« Et pourrez-vous nier, vous autres immortelles[2],
« Qu’entre nous la nature en forme de plus belles ? »
Je m’emportais sans doute, et c’en était trop dit :
Je les vis s’en cacher de honte et de dépit ;
J’en vis dedans leurs yeux les vives étincelles :
L’onde qui les reçut s’en irrita pour elles[3] ;
J’en vis enfler la vague, et la mer en courroux
Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous.
C’eût été peu des flots ; la soudaine tempête,
Qui trouble notre joie et dissipe la fête,
Enfante en moins d’une heure et pousse sur nos bords
Un monstre contre nous armé de mille morts.
Nous fuyons, mais en vain ; il suit, il brise, il tue ;
Chaque victime est morte aussitôt qu’abattue.
Nous ne voyons qu’horreur, que sang de toutes parts ;
Son haleine est poison, et poison ses regards :
Il ravage, il désole et nos champs et nos villes.
Et contre sa fureur il n’est aucuns asiles.
Après beaucoup d’efforts et de vœux superflus,
Ayant souffert beaucoup, et craignant encor plus,
Nous courons à l’oracle en de telles alarmes[4] ;
Et voici ce qu’Ammon répondit à nos larmes :
« Pour apaiser Neptune, exposez tous les mois
« Au monstre qui le venge une fille à son choix,
« Jusqu’à ce que le calme à l’orage succède ;
« Le sort vous montrera
« Celle qu’il agréera :
« Différez cependant les noces d’Andromède. »
Comme dans un grand mal un moindre semble doux,
Nous prenons pour faveur ce reste de courroux.
Le monstre disparu nous rend un peu de joie :
On ne le voit qu’aux jours qu’on lui livre sa proie.
Mais ce remède enfin n’est qu’un amusement :
Si l’on souffre un peu moins, on craint également ;
Et toutes nous tremblons devant une infortune
Qui toutes nous menace avant qu’en frapper une.
La peur s’en renouvelle au bout de chaque mois ;
J’en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois.
Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées,
Mais des beautés, hélas ! dignes d’être adorées,
Et de qui tous les traits, pleins d’un céleste feu,
Ne cédaient qu’à ma fille, et lui cédaient bien peu ;
Connue si, choisissant de plus belle en plus belle,
Le sort par ces degrés tâchait d’approcher d’elle,
Et que, pour élever ses traits jusques à nous,
Il essayât sa force, et mesurât ses coups.
Rien n’a pu jusqu’ici toucher ce dieu barbare ;
Et le sixième choix aujourd’hui se prépare :
On le va faire au temple ; et je sens malgré moi
Des mouvements secrets redoubler mon effroi.
Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice,
Qui jamais à mes vœux ne parut si propice ;
Et toutefois mon cœur à force de trembler
Semble prévoir le coup qui le doit accabler.
Vous donc, qui connaissez et mon crime et sa peine.
Dites-moi s’il a pu mériter tant de haine,
Et si le ciel devait tant de sévérité
Aux premiers mouvements d’un peu de vanité.
PERSÉE
Oui, madame, il est juste ; et j’avourai moi-même
Qu’en le blâmant tantôt j’ai commis un blasphème.
Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement,
Quel grand crime il punit d’un si grand châtiment.
Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères
  1. Des regards ne s’épandent ni ne se répandent. (V.)
  2. Vous autres immortelles est comique. (V.)
  3. Ce vers est comme le précurseur de celui de Racine :
    Le flot qui l’apporta recule épouvanté. On a critiqué beaucoup ce dernier vers, et on n’a jamais parlé du premier ; c’est que l’un est de Phèdre, que tous les amateurs savent par cœur, et que l’autre est d’Andromède, que presque personne ne lit. Il parait utile d’observer que Corneille n’a point changé de style en changeant de genre. Le grand art consisterait à se proportionner à ses sujets. (V.) — Quoi ! Corneille n’a jamais changé de style, et c’est Voltaire qui se permet cette assertion ? Le style de Cinna et des Horaces est-il donc le même que celui des charmantes scènes du Menteur ? La belle scène de l’Amour et de Psyché, dans l’opéra de ce nom, n’est-elle donc pas comparable, pour la délicatesse et les grâces, à ce que Quinault écrivit de mieux longtemps après ? (P.)
  4. Il y a bien loin de la mer d’Éthiopie à l’oracle d’Ammon ; il fallait traverser toute l’Éthiopie et toute l’Égypte ; on ne va guère consulter un oracle à quatre cents lieues, quand le péril est si pressant. (V.)