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Ainsi notre victime à nos yeux enlevée
Va croître les douceurs de ses contentements
Par le juste mépris de nos ressentiments.
ÉPHYRE
Toute notre fureur, toute notre vengeance
Semble avec son destin être d’intelligence.
N’agir qu’en sa faveur ; et ses plus rudes coups
Ne font que lui donner un plus illustre époux.
CYDIPPE
Le sort, qui jusqu’ici nous a donné le change,
Immole à ses beautés le monstre qui nous venge ;
Du même sacrifice, et dans le même lieu,
De victime qu’elle est, elle devient le dieu.
Cessons dorénavant, cessons d’être immortelles,
Puisque les immortels trahissent nos querelles,
Qu’une beauté commune est plus chère à leurs yeux :
Car son libérateur est sans doute un des dieux.
Autre qu’un dieu n’eût pu nous ôter cette proie ;
Autre qu’un dieu n’eût pu prendre une telle voie ;
Et ce cheval ailé fût péri mille fois
Avant que de voler sous un indigne poids.
CYMODOCE
Oui, c’est sans doute un dieu qui vient de la défendre.
Mais il n’est pas, mes sœurs, encor temps de nous rendre ;
Et puisqu’un dieu pour elle ose nous outrager,
Il faut trouver aussi des dieux à nous venger.
Du sang de notre monstre encore toutes teintes,
Au palais de Neptune allons porter nos plaintes,
Lui demander raison de l’immortel affront
Qu’une telle défaite imprime à notre front.
CYDIPPE
Je crois qu’il nous prévient ; les ondes en bouillonnent ;
Les conques des tritons dans ces rochers résonnent ;
C’est lui-même, parlons.

Scène V

Neptune, les trois néréides.
Neptune, dans son char formé d’une grande conque de nacre, et tiré par deux chevaux marins.
XXXXXXXXXXXXXXXXXXJe sais vos déplaisirs,

Mes filles ; et je viens au bruit de vos soupirs,

De l’affront qu’on vous fait plus que vous en colère.
C’est moi que tyrannise un superbe de frère,
Qui dans mon propre État m’osant faire la loi,
M’envoie un de ses fils pour triompher de moi.
Qu’il règne dans le ciel, qu’il règne sur la terre ;
Qu’il gouverne à son gré l’éclat de son tonnerre ;
Que même du Destin il soit indépendant ;
Mais qu’il me laisse à moi gouverner mon trident.
C’est bien assez pour lui d’un si grand avantage,
Sans me venir braver encor dans mon partage.
Après cet attentat sur l’empire des mers,
Même honte à leur tour menace les enfers ;
Aussi leur souverain prendra notre querelle :
Je vais l’intéresser avec Junon pour elle ;
Et tous trois, assemblant notre pouvoir en un,
Nous saurons bien dompter notre tyran commun.
Adieu. Consolez-vous, nymphes trop outragées ;
Je périrai moi-même, ou vous serez vengées :
Et j’ai su du Destin, qui se ligue avec nous,
Qu’Andromède ici-bas n’aura jamais d’époux.

(Il fond au milieu de la mer.)

CYMODOCE
Après le doux espoir d’une telle promesse
Reprenons, chères sœurs, une entière allégresse.

(Les néréides se plongent aussi dans la mer.)

ACTE quatrième

Les vagues fondent sous le théâtre ; et ces hideuses masses de pierres dont elles battaient le pied font place à la magnificence d’un palais royal. On ne le voit pas tout entier, on n’en voit que le vestibule, ou plutôt la grande salle, qui doit servir aux noces de Persée et d’Andromède. Deux rangs de colonnes de chaque côté, l’un de rondes, et l’autre de quarrées, en font les ornements : elles sont enrichies de statues de marbre blanc d’une grandeur naturelle, et leurs bases, corniches, amortissements, étalent tout ce que peut la justesse de l’architecture. Le frontispice suit le même ordre ; et, par trois portes dont il est percé, il fait voir trois allées de cyprès où l’œil s’enfonce à perte de vue[1].


Scène première

Andromède, Persée, chœur de nymphes, suite de Persée.
PERSÉE
Que me permettez-vous, madame, d’espérer ?
Mon amour jusqu’à vous a-t-il lieu d’aspirer ?
Et puis-je, en cette illustre et charmante journée,

Prétendre jusqu’au cœur que possédait Phinée ?

ANDROMÈDE
Laissez-moi l’oublier, puisqu’on me donne à vous ;
Et s’il l’a possédé n’en soyez point jaloux.
Le choix du roi l’y mit, le choix du roi l’en chasse ;
  1. Après ces derniers mots, on lit dans la première édition : « Persée parait le premier dans cette salle conduisant Andromède à son appartement, après l’avoir obtenue du roi et de la reine ; et, comme si leur volonté ne suffisait pas, il fâche encore de l’obtenir d’elle-même par les respects qu’il lui rend, et les submissions extraordinaires qu’il lui fait. »