Mon cœur de sa franchise avait perdu l’usage…
Clarice
Tu serais assez fin pour bien cacher ton jeu.
Philiste
C’est ce qui ne se peut : l’amour est tout de feu,
Il éclaire en brûlant, et se trahit soi-même.
Un esprit amoureux, absent de ce qu’il aime,
Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu’il est ;
Toujours morne, rêveur, triste tout lui déplaît ;
À tout autre propos qu’à celui de sa flamme,
Le silence à la bouche, et le chagrin en l’âme,
Son œil semble à regret nous donner ses regards,
Et les jette à la fois souvent de toutes parts,
Qu’ainsi sa fonction confuse ou mal guidée
Se ramène en soi-même, et ne voit qu’une idée ;
Mais auprès de l’objet qui possède son cœur,
Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur :
Gai, complaisant, actif…
Clarice
Enfin que veux-tu dire ?
Philiste
Que par ces actions que je viens de décrire,
Vous, de qui j’ai l’honneur chaque jour d’approcher,
Jugiez pour quel objet l’amour m’a su toucher.
Clarice
Pour faire un jugement d’une telle importance,
Il faudrait plus de temps. Adieu ; la nuit s’avance.
Te verra-t-on demain ?
Philiste
Madame, en doutez-vous ?
Jamais commandements ne me furent si doux ;
Loin de vous, je n’ai rien qu’avec plaisir je voie,
Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à ma joie :
Un chagrin invincible accable tous mes sens.
Clarice
Si, comme tu le dis, dans le cœur des absents
C’est l’amour qui fait naître une telle tristesse,
Ce compliment n’est bon qu’auprès d’une maîtresse.
Philiste
Souffrez-le d’un respect qui produit chaque jour
Pour un sujet si haut les effets de l’amour.
Scène VI
Clarice
Las ! il m’en dit assez, si je l’osais entendre,
Et ses désirs aux miens se font assez comprendre ;
Mais pour nous déclarer une si belle ardeur,
L’un est muet de crainte, et l’autre de pudeur !
Que mon rang me déplaît ! que mon trop de fortune,
Au lieu de m’obliger, me choque et m’importune !
Egale à mon Philiste, il m’offrirait ses vœux,
Je m’entendrais nommer le sujet de ses feux,
Et ses discours pourraient forcer ma modestie
À l’assurer bientôt de notre sympathie ;
Mais le peu de rapport de nos conditions
Ote le nom d’amour à ses submissions ;
Et sous l’injuste loi de cette retenue,
Le remède me manque, et mon mal continue.
Il me sert en esclave, et non pas en amant,
Tant son respect s’oppose à mon contentement !
Ah ! que ne devient-il un peu plus téméraire !
Que ne s’expose-t-il au hasard de me plaire !
Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,
Et rends-le moins timide, ou l’ôte de mes yeux.
Acte II
Scène première
Philiste
Secrets tyrans de ma pensée,
Respect, amour, de qui les lois
D’un juste et fâcheux contre poids
La tiennent toujours balancée ;
Que vos mouvements opposés,
Vos traits, l’un par l’autre brisés,
Sont puissants à s’entre-détruire !
Que l’un m’offre d’espoir ! que l’autre a de rigueur !
Et tandis que tous deux tâchent à me séduire,
Que leur combat est rude au milieu de mon cœur !
Moi-même je fais mon supplice
À force de leur obéir ;
Mais le moyen de les haïr ?
Ils viennent tous deux de Clarice ;
Ils m’en entretiennent tous deux,
Et forment ma crainte et mes vœux
Pour ce bel œil qui les fait naître ;
Et de deux flots divers mon esprit agité,
Plein de glace, et d’un feu qui n’oserait paraître,
Blâme sa retenue et sa témérité.
Mon âme, dans cet esclavage,
Fait des vœux qu’elle n’ose offrir ;
J’aime seulement pour souffrir ;
J’ai trop, et trop peu de courage ;
Je vois bien que je suis aimé,
Et que l’objet qui m’a charmé
Vit en de pareilles contraintes.
Mon silence à ses feux fait tant de trahison,
Qu’impertinent captif de mes frivoles craintes,
Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.