Et si cette beauté malgré moi l’a fait naître,
J’ai su pour ton respect l’empêcher de paraître.
Alcidon
Hélas ! tu m’as perdu, me voulant obliger ;
Notre vieille amitié m’en eût fait dégager.
Je souffre maintenant la honte de sa perte,
Et j’aurais eu l’honneur de te l’avoir offerte,
De te l’avoir cédée, et réduit mes désirs
Au glorieux dessein d’avancer tes plaisirs.
Faites, dieux tout-puissants, que Philiste se change !
Et l’inspirant bientôt de rompre avec Florange,
Donnez-moi le moyen de montrer qu’à mon tour
Je sais pour un ami contraindre mon amour.
Célidan
Tes souhaits arrivés, nous t’en verrions dédire ;
Doris sur ton esprit reprendrait son empire :
Nous donnons aisément ce qui n’est plus à nous.
Alcidon
Si j’y manquais, grands dieux ! je vous conjure tous
D’armer contre Alcidon vos dextres vengeresses.
Célidan
Un ami tel que toi m’est plus que cent maîtresses.
Il n’y va pas de tant ; résolvons seulement
Du jour et des moyens de cet enlèvement.
Alcidon
Mon secret n’a besoin que de ton assistance.
Je n’ai point lieu de craindre aucune résistance :
La beauté dont mon traître adore les attraits
Chaque soir au jardin va prendre un peu de frais ;
J’en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ;
Etant seule, et de nuit, le moindre effort l’emporte.
Allons-y dès ce soir ; le plus tôt vaut le mieux ;
Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,
Et de nous, et du coup, l’entière connaissance.
Célidan
Si Clarice une fois est en notre puissance,
Crois que c’est un bon gage à moyenner l’accord,
Et rendre, en le faisant, ton parti le plus fort.
Mais pour la sûreté d’une telle surprise,
Aussitôt que chez moi nous pourrons l’avoir mise,
Retournons sur nos pas, et soudain effaçons
Ce que pourrait l’absence engendrer de soupçons.
Alcidon
Ton salutaire avis est la même prudence ;
Et déjà je prépare une froide impudence
À m’informer demain, avec étonnement,
De l’heure et de l’auteur de cet enlèvement.
Célidan
Adieu ; j’y vais mettre ordre.
Alcidon
Estime qu’en revanche
Je n’ai goutte de sang que pour toi je n’épanche.
Scène II
Alcidon
Bons dieux ! que d’innocence et de simplicité !
Ou, pour la mieux nommer, que de stupidité,
Dont le manque de sens se cache et se déguise
Sous le front spécieux d’une sotte franchise !
Que Célidan est bon ! que j’aime sa candeur !
Et que son peu d’adresse oblige mon ardeur !
Oh ! qu’il n’est pas de ceux dont l’esprit à la mode
À l’humeur d’un ami jamais ne s’accommode,
Et qui nous font souvent cent protestations,
Et contre les effets ont mille inventions !
Lui, quand il a promis, il meurt qu’il n’effectue,
Et l’attente déjà de me servir le tue.
J’admire cependant par quel secret ressort
Sa fortune et la mienne ont cela de rapport,
Que celle qu’un ami nomme ou tient sa maîtresse
Est l’objet qui tous deux au fond du cœur nous blesse,
Et qu’ayant comme moi caché sa passion,
Nous n’avons différé que de l’intention,
Puisqu’il met pour autrui son bonheur en arrière,
Et pour moi…
Scène III
Philiste, Alcidon
Philiste
Je t’y prends, rêveur.
Alcidon
Oui, par-derrière.
C’est d’ordinaire ainsi que les traîtres en font.
Philiste
Je te vois accablé d’un chagrin si profond,
Que j’excuse aisément ta réponse un peu crue.
Mais que fais-tu si triste au milieu d’une rue ?
Quelque penser fâcheux te servait d’entretien ?
Alcidon
Je rêvais que le monde en l’âme ne vaut rien,
Du moins pour la plupart ; que le siècle où nous sommes
À bien dissimuler met la vertu des hommes ;
Qu’à peine quatre mots se peuvent échapper
Sans quelque double sens afin de nous tromper ;
Et que souvent de bouche un dessein se propose,
Cependant que l’esprit songe à toute autre chose.
Philiste
Et cela t’affligeait ? Laissons courir le temps,
Et malgré ses abus, vivons toujours contents.
Le monde est un chaos, et son désordre excède
Tout ce qu’on y voudrait apporter de remède.
N’ayons l’œil, cher ami, que sur nos actions.
Aussi bien, s’offenser de ses corruptions,