Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/191

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Qui n’a qu’à nous protéger mal
Pour nous livrer à notre perte ?
Serait-il d’un grand cœur de chercher à périr,
Quand il voit une porte ouverte
À régner avec gloire aux dépens d’un soupir ?

cotys

Ah ! Le change vous plaît.

mandane

Non, Seigneur, je vous aime ;
Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même.
D’un rival si puissant si nous perdons l’appui,
Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui ?
L’espoir d’un renouement de la vieille alliance
Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins.
Si vous ne remettez sa proie entre ses mains,
Oserez-vous y prendre aucune confiance ?
Quant à mon frère et moi, si les dieux irrités
Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie,
Comme il nous traitera d’esclaves révoltés,
Le supplice l’attend, et moi l’ignominie.
C’est ce que je saurai prévenir par ma mort ;
Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre,
Et que par un illustre et rigoureux effort,
Acceptant les malheurs où mon destin me livre,
Un sacrifice entier de mes vœux les plus doux

cotys

Cette sûreté malheureuse
À qui vous immolez votre amour et le mien
Peut-elle être si précieuse
Qu’il faille l’acheter de mon unique bien ?
Et faut-il que l’amour garde tant de mesure
Avec des intérêts qui lui font tant d’injure ?
Laissez, laissez périr ce déplorable roi,
À qui ces intérêts dérobent votre foi.
Que sert que vous l’aimiez ? Et que fait votre flamme
Qu’augmenter son ardeur pour croître ses malheurs,
Si malgré le don de votre âme
Votre raison vous livre ailleurs ?
Armez-vous de dédains ; rendez, s’il est possible,
Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible ;
Et par pitié d’un cœur trop ardemment épris,
Éteignez-en la flamme à force de mépris.

mandane

L’éteindre ! Ah ! Se peut-il que vous m’ayez aimée ?

cotys

Jamais si digne flamme en un cœur allumée…

mandane

Non, non ; vous m’en feriez des serments superflus :
Vouloir ne plus aimer, c’est déjà n’aimer plus ;
Et qui peut n’aimer plus ne fut jamais capable
D’une passion véritable.

cotys

L’amour au désespoir peut-il encor charmer ?

mandane

L’amour au désespoir fait gloire encor d’aimer ;
Il en fait de souffrir et souffre avec constance,
Voyant l’objet aimé partager la souffrance ;
Il regarde ses maux comme un doux souvenir
De l’union des cœurs qui ne saurait finir ;
Et comme n’aimer plus quand l’espoir abandonne,
C’est aimer ses plaisirs et non pas la personne,
Il fuit cette bassesse, et s’affermit si bien,
Que toute sa douleur ne se reproche rien.

cotys

Quel indigne tourment, quel injuste supplice
Succède au doux espoir qui m’osait tout offrir !

mandane

Et moi, Seigneur, et moi, n’ai-je rien à souffrir ?
Ou m’y condamne-t-on avec plus de justice ?
Si vous perdez l’objet de votre passion,
Épousez-vous celui de votre aversion ?
Attache-t-on vos jours à d’aussi rudes chaînes ?
Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines ?
Cependant mon amour aura tout son éclat
En dépit du supplice où je suis condamnée ;
Et si notre tyran par maxime d’état
Ne s’interdit mon hyménée,
Je veux qu’il ait la joie, en recevant ma main,
D’entendre que du cœur vous êtes souverain,
Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie
Ne cesseront qu’avec ma vie.
Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer :
Ennuyez-vous de soupirer,
Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même
L’art de ne plus aimer dès qu’on perd ce qu’on aime.
Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur,
De tous mes maux le plus funeste,
D’un trait assez perçant armera ma douleur
Pour trancher de mes jours le déplorable reste.

cotys

Que dites-vous, Madame ? Et par quel sentiment…

cléon

Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient
De vouloir avec eux conférer un moment.

mandane

Allez, Seigneur, allez, puisqu’ils vous en convient.
Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les dieux
Voudront vous inspirer quelque chose de mieux.