Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/195

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Est-il plus haut mérite ? Est-il vertu plus rare ?
Cependant mon destin à ce point est amer,
Que plus elle mérite, et moins je dois l’aimer ;
Et que plus ses vertus sont dignes de l’hommage
Que rend toute mon âme à cet illustre objet,
Plus je la dois fermer à tout autre projet
Qu’à celui d’égaler sa grandeur de courage.

xenocles

Du moins vous rendre heureux, ce n’est plus hasarder.
Puisqu’un si digne amour fait grâce à Lysander,
Il n’a plus lieu de se contraindre :
Vous devenez par là maître de tout l’état ;
Et ce grand homme à vous, vous n’avez plus à craindre
Ni d’éphores ni de sénat.

agésilas

Je n’en suis pas encor d’accord avec moi-même.
J’aime ; mais, après tout, je hais autant que j’aime ;
Et ces deux passions qui règnent tour à tour
Ont au fond de mon cœur si peu d’intelligence,
Qu’à peine immole-t-il la vengeance à l’amour,
Qu’il voudrait immoler l’amour à la vengeance.
Entre ce digne objet et ce digne ennemi,
Mon âme incertaine et flottante,
Quoi que l’un me promette, et quoi que l’autre attente,
Ne se peut ni dompter, ni croire qu’à demi :
Et plus des deux côtés je la sens balancée,
Plus je vois clairement que si je veux régner,
Moi qui de Lysander vois toute la pensée,
Il le faut tout à fait ou perdre ou regagner ;
Qu’il est temps de choisir.

xenocles

Qu’il serait magnanime
De vaincre et la vengeance et l’amour à la fois !

agésilas

Il faudrait, Xénoclès, une âme plus sublime.

xenocles

Il ne faut que vouloir : tout est possible aux rois.

agésilas

Ah ! Si je pouvais tout, dans l’ardeur qui me presse
Pour ces deux passions qui partagent mes vœux,
Peut-être aurais-je la faiblesse
D’obéir à toutes les deux.


Scène VI

Agésilas, Lysander, Xénoclès
lysander

Seigneur, il vous a plu disposer d’Elpinice ;
Nous devons, elle et moi, beaucoup à vos bontés ;
Et je serai ravi qu’elle vous obéisse,
Pourvu que de Cotys les vœux soient acceptés.
J’en ai donné parole, il y va de ma gloire.
Spitridate, sans lui, ne saurait être heureux ;
Et donner mon aveu, s’ils ne le sont tous deux,
C’est faire à mon honneur une tache trop noire.
Vous pouvez nous parler en roi.
Ma fille vous doit plus qu’à moi :
Commandez, elle est prête, et je saurai me taire.
N’exigez rien de plus d’un père.
Il a tenu toujours vos ordres à bonheur ;
Mais rendez-lui cette justice
De souffrir qu’il emporte au tombeau cet honneur,
Qui fait l’unique prix de trente ans de service.

agésilas

Oui, vous l’y porterez, et du moins de ma part
Ce précieux honneur ne court aucun hasard.
On a votre parole, et j’ai donné la mienne ;
Et pour faire aujourd’hui que l’une et l’autre tienne,
Il faut vaincre un amour qui m’était aussi doux
Que votre gloire l’est pour vous,
Un amour dont l’espoir ne voyait plus d’obstacle.
Mais enfin il est beau de triompher de soi,
Et de s’accorder ce miracle,
Quand on peut hautement donner à tous la loi,
Et que le juste soin de combler notre gloire
Demande notre cœur pour dernière victoire.
Un roi né pour l’éclat des grandes actions
Dompte jusqu’à ses passions,
Et ne se croit point roi, s’il ne fait sur lui-même
Le plus illustre essai de son pouvoir suprême.

À Cotys.

Allez dire à Cotys que Mandane est à lui ;
Que si mes feux aux siens ne l’ont pas accordée,
Pour venger son amour de ce moment d’ennui,
Je veux la lui céder comme il me l’a cédée.
Oyez de plus…

Il parle à l’oreille de Xénoclès qui s’en va.


Scène VII

Agésilas, Lysander
agésilas

Eh bien ! Vos mécontentements
Me seront-ils encore à craindre ?
Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements
Qui vous avaient donné tant de lieu de vous plaindre ?

lysander