Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/207

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Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs,
Que pour m’y voir en prendre il faille vos soupirs ?
Me voulez-vous forcer à la honte des larmes ?

Ardaric

Si contre tant de maux vous m’enviez leurs charmes,
Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés,
Madame, et pour le moins dites que vous m’aimez.

Ildione

Ne vouloir pas m’en croire à moins d’un mot si rude,
C’est pour une belle âme un peu d’ingratitude.
De quelques traits pour vous que mon coeur soit frappé,
Ce grand mot jusqu’ici ne m’est point échappé ;
Mais haïr un rival, endurer d’être aimée,
Comme vous de ce choix avoir l’âme alarmée,
À votre espoir flottant donner tous mes souhaits,
À votre espoir déçu donner tous mes regrets,
N’est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire ?

Ardaric

Mais vous épouserez Attila

Ildione

J’en soupire,
Et mon coeur…

Ardaric

Que fait-il, ce coeur, que m’abuser,
Si, même en n’osant rien, il craint de trop oser ?
Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre,
Cette foi que peut-être on est prêt de vous rendre.
Je ne m’en dédis point, et ma juste douleur
Ne peut vous dire assez que vous manquez de coeur.

Ildione

Il faut donc qu’avec vous tout à fait je m’explique.
Écoutez ; et surtout, seigneur, plus de réplique.
Je vous aime : ce mot me coûte à prononcer ;
Mais puisqu’il vous plaît tant, je veux bien m’y forcer.
Permettez toutefois que je vous die encore
Que si votre Attila de ce grand choix m’honore,
Je recevrai sa main d’un oeil aussi content
Que si je me donnais ce que mon coeur prétend :
Non que de son amour je ne prenne un tel gage
Pour le dernier supplice et le dernier outrage,
Et que le dur effort d’un si cruel moment
Ne redouble ma haine et mon ressentiment ;
Mais enfin mon devoir veut une déférence
Où même il ne soupçonne aucune répugnance.
Je l’épouserai donc, et réserve pour moi
La gloire de répondre à ce que je me doi.
J’ai ma part, comme un autre, à la haine publique
Qu’aime à semer partout son orgueil tyrannique ;
Et le hais d’autant plus, que son ambition
A voulu s’asservir toute ma nation ;
Qu’en dépit des traités et de tout leur mystère
Un tyran qui déjà s’est immolé son frère,
Si jamais sa fureur ne redoutait plus rien,
Aurait peut-être peine à faire grâce au mien.
Si donc ce triste choix m’arrache à ce que j’aime,
S’il me livre à l’horreur qu’il me fait de lui-même,
S’il m’attache à la main qui veut tout saccager,
Voyez que d’intérêts, que de maux à venger !
Mon amour, et ma haine, et la cause commune
Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une ;
Et comme j’aurai lors sa vie entre mes mains,
Il a lieu de me craindre autant que je vous plains.
Assez d’autres tyrans ont péri par leurs femmes :
Cette gloire aisément touche les grandes âmes,
Et de ce même coup qui brisera mes fers,
Il est beau que ma main venge tout l’univers.
Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense,
Voilà ce que l’amour prépare à qui l’offense.
Vous, faites-moi justice ; et songez mieux, seigneur,
S’il faut me dire encor que je manque de coeur.

Ardaric

Vous préserve le ciel de l’épreuve cruelle
Où veut un coeur si grand mettre une âme si belle !
Et puisse Attila prendre un esprit assez doux
Pour vouloir qu’on vous doive autant à lui qu’à vous !


ACTE III


Scène I


Attila

Octar, as-tu pris soin de redoubler ma garde ?

Octar

Oui, seigneur, et déjà chacun s’entre-regarde,
S’entre-demande à quoi ces ordres que j’ai mis…

Attila

Quand on a deux rivaux, manque-t-on d’ennemis ?

Octar

Mais, seigneur, jusqu’ici vous en doutez encore.

Attila

Et pour bien éclaircir ce qu’en effet j’ignore,
Je me mets à couvert de ce que de plus noir
Inspire à leurs pareils l’amour au désespoir ;
Et ne laissant pour arme à leur douleur pressante
Qu’une haine sans force, une rage impuissante,
Je m’assure un triomphe en ce glorieux jour
Sur leurs ressentiments, comme sur leur amour.
Qu’en disent nos deux rois ?

Octar

Leurs âmes, alarmées
De voir par ce renfort leurs tentes enfermées,