Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/206

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N’avoir rien que d’auguste et que de magnifique ;
Et ses illustres soins ouvrir à ses sujets
L’école de la guerre au milieu de la paix.
Par ces délassements sa noble inquiétude
De ses justes desseins faisait l’heureux prélude ;
Et si j’ose le dire, il doit nous être doux
Que ce héros les tourne ailleurs que contre nous.
Je l’ai vu, tout couvert de poudre et de fumée,
Donner le grand exemple à toute son armée,
Semer par ses périls l’effroi de toutes parts,
Bouleverser les murs d’un seul de ses regards,
Et sur l’orgueil brisé des plus superbes têtes
De sa course rapide entasser les conquêtes.
Ne me commandez point de peindre un si grand roi :
Ce que j’en ai vu passe un homme tel que moi ;
Mais je ne puis, seigneur, m’empêcher de vous dire
Combien son jeune prince est digne qu’on l’admire.
Il montre un coeur si haut sous un front délicat
Que dans son premier lustre il est déjà soldat :
Le corps attend les ans, mais l’âme est toute prête.
D’un gros de cavaliers il se met à la tête,
Et l’épée à la main, anime l’escadron
Qu’enorgueillit l’honneur de marcher sous son nom.
Tout ce qu’a d’éclatant la majesté du père,
Tout ce qu’ont de charmant les grâces de la mère,
Tout brille sur ce front, dont l’aimable fierté
Porte empreints et ce charme et cette majesté.
L’amour et le respect qu’un si jeune mérite…
Mais la princesse vient, seigneur, et je vous quitte.



Scène VI


Ildione

On vous a consulté, seigneur ; m’apprendrez-vous
Comment votre Attila dispose enfin de nous ?

Ardaric

Comment disposez-vous vous-même de mon âme ?
Attila va choisir ; il faut parler, madame :
Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi ?

Ildione

Tout ce que peut un coeur qu’engage ailleurs ma foi.
C’est devers vous qu’il penche ; et si je ne vous aime,
Je vous plaindrai du moins à l’égal de moi-même :
J’aurai mêmes ennuis, j’aurai mêmes douleurs ;
Mais je n’oublierai point que je me dois ailleurs.

Ardaric

Cette foi que peut-être on est près de vous rendre,
Si vous aviez du coeur, vous sauriez la reprendre.

Ildione

J’en ai, s’il faut me vaincre, autant qu’on peut avoir,
Et n’en aurai jamais pour vaincre mon devoir.

Ardaric

Mais qui s’engage à deux dégage l’une et l’autre.

Ildione

Ce serait ma pensée aussi bien que la vôtre ;
Et si je n’étais pas, seigneur, ce que je suis,
J’en prendrais quelque droit de finir mes ennuis ;
Mais l’esclavage fier d’une haute naissance,
Où toute autre peut tout, me tient dans l’impuissance ;
Et victime d’état, je dois sans reculer
Attendre aveuglément qu’on me daigne immoler.

Ardaric

Attendre qu’Attila, l’objet de votre haine,
Daigne vous immoler à la fierté romaine ?

Ildione

Qu’un pareil sacrifice aurait pour moi d’appas !
Et que je souffrirai s’il ne s’y résout pas !

Ardaric

Qu’il serait glorieux de le faire vous-même,
D’en épargner la honte à votre diadème !
J’entends celui des Francs, qu’au lieu de maintenir…

Ildione

C’est à mon frère alors de venger et punir ;
Mais ce n’est point à moi de rompre une alliance
Dont il vient d’attacher vos Huns avec sa France,
Et me faire par là du gage de la paix
Le flambeau d’une guerre à ne finir jamais.
Il faut qu’Attila parle ; et puisse être Honorie
La plus considérée, ou moi la moins chérie !
Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi !
C’est tout ce que je puis et pour vous et pour moi.
S’il vous faut des souhaits, je n’en suis point avare ;
S’il vous faut des regrets, tout mon coeur s’y prépare,
Et veut bien…

Ardaric

Que feront d’inutiles souhaits
Que laisser à tous deux d’inutiles regrets ?
Pouvez-vous espérer qu’Attila vous dédaigne ?

Ildione

Rome est encor puissante, il se peut qu’il la craigne.

Ardaric

À moins que pour appui Rome n’ait vos froideurs,
Vos yeux l’emporteront sur toutes ses grandeurs :
Je le sens en moi-même, et ne vois point d’empire
Qu’en mon coeur d’un regard ils ne puissent détruire.
Armez-les de rigueurs, madame, et par pitié
D’un charme si funeste ôtez-leur la moitié :
C’en sera trop encore, et pour peu qu’ils éclatent,
Il n’est aucun espoir dont mes désirs se flattent.
Faites donc davantage : allez jusqu’au refus,
Ou croyez qu’Ardaric déjà n’espère plus,
Qu’il ne vit déjà plus, et que votre hyménée
A déjà par vos mains tranché sa destinée.

Ildione