Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 2.djvu/215

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Serait-il sûr pour moi d’exposer ma bonté
À tous les attentats d’un amant supplanté ?
Vous-même pourriez-vous épouser une femme,
Et laisser à ses yeux le maître de son âme ?

Ardaric

S’il était trop à craindre, il faudrait l’en bannir.

Attila

Quand il est trop à craindre, il faut le prévenir.
C’est un roi dont les gens, mêlés parmi les nôtres,
Feraient accompagner son exil de trop d’autres,
Qu’on verrait s’opposer aux soins que nous prendrons,
Et de nos ennemis grossir les escadrons.

Ardaric

Est-ce un crime pour lui qu’une douce espérance
Que vous pourriez ailleurs porter la préférence ?

Attila

Oui, pour lui, pour vous-même, et pour tout autre roi,
C’en est un que prétendre en même lieu que moi.
S’emparer d’un esprit dont la foi m’est promise,
C’est surprendre une place entre mes mains remise ;
Et vous ne seriez pas moins coupable que lui,
Si je ne vous voyais d’un autre oeil aujourd’hui.
À des crimes pareils j’ai dû même justice,
Et ne choisis pour vous qu’un amoureux supplice.
Pour un si cher objet que je mets en vos bras,
Est-ce un prix excessif qu’un si juste trépas ?

Ardaric

Mais c’est déshonorer, seigneur, votre hyménée
Que vouloir d’un tel sang en marquer la journée.

Attila

Est-il plus grand honneur que de voir en mon choix
Qui je veux à ma flamme immoler de deux rois,
Et que du sacrifice où s’expiera leur crime,
L’un d’eux soit le ministre, et l’autre la victime ?
Si vous n’osez par là satisfaire vos feux,
Craignez que Valamir ne soit moins scrupuleux,
Qu’il ne s’impute pas à tant de barbarie
D’accepter à ce prix son illustre Honorie,
Et n’ait aucune horreur de ses voeux les plus doux,
Si leur entier succès ne lui coûte que vous ;
Car je puis épouser encor votre princesse,
Et détourner vers lui l’effort de ma tendresse.


Scène V


Attila

Vos refus obligeants ont daigné m’ordonner
De consulter vos voeux avant que vous donner ;
Je m’en fais une loi. Dites-moi donc, madame,
Votre coeur d’Ardaric agréerait-il la flamme ?

Ildione

C’est à moi d’obéir, si vous le souhaitez ;
Mais, seigneur…

Attila

Il y fait quelques difficultés ;
Mais je sais que sur lui vous êtes absolue.
Achevez d’y porter son âme irrésolue,
Afin que dans une heure, au milieu de ma cour,
Votre hymen et le mien couronnent ce grand jour.


Scène VI


Ildione

D’où viennent ces soupirs ? D’où naît cette tristesse ?
Est-ce que la surprise étonne l’allégresse,
Qu’elle en suspend l’effet pour le mieux signaler,
Et qu’aux yeux du tyran il faut dissimuler ?
Il est parti, seigneur ; souffrez que votre joie,
Souffrez que son excès tout entier se déploie,
Qu’il fasse voir aux miens celui de votre amour.

Ardaric

Vous allez soupirer, madame, à votre tour,
À moins que votre coeur malgré vous se prépare
À n’avoir rien d’humain non plus que ce barbare.
Il me choisit pour vous ; c’est un honneur bien grand,
Mais qui doit faire horreur par le prix qu’il le vend.
À recevoir ma main pourrez-vous être prête,
S’il faut qu’à Valamir il en coûte la tête ?

Ildione

Quoi ? Seigneur !

Ardaric

Attendez à vous en étonner
Que vous sachiez la main qui doit l’assassiner.
C’est à cet attentat la mienne qu’il destine,
Madame.

Ildione

C’est par vous, seigneur, qu’il l’assassine !

Ardaric

Il me fait son bourreau pour perdre un autre roi
À qui fait sa fureur la même offre qu’à moi.
Aux dépens de sa tête il veut qu’on vous obtienne,
Ou lui donne Honorie aux dépens de la mienne :
Sa cruelle faveur m’en a laissé le choix.

Ildione

Quel crime voit sa rage à punir en deux rois ?

Ardaric

Le crime de tous deux, c’est d’aimer deux princesses,
C’est d’avoir mieux que lui mérité leurs tendresses.
De vos bontés pour nous il nous fait un malheur,
Et d’un sujet de joie un excès de douleur.

Ildione

Est-il orgueil plus lâche, ou lâcheté plus noire ?
Il veut que je vous coûte ou la vie ou la gloire,
Et serve de prétexte au choix infortuné