Page:Corneille Théâtre Hémon tome2.djvu/357

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Et souffrez que je meure aux yeux de ces amants.
J'ai trahi mon ami, ma maîtresse, mon maître,
Ma gloire, mon pays, par l'avis de ce traître, 1690
Et croirai toutefois mon bonheur infini,
Si je puis m'en punir après l'avoir puni.
auguste
En est-ce assez, ô ciel! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers, 1695
Je suis maître de moi comme de l'univers.
Je le suis, je veux l'être. O siècles, ô mémoire,[1]
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui[2] le souvenir puisse aller jusqu'à vous. 1700
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie[3] :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie.
Et, malgré la fureur de ton lâche dessein[4].
Je te la donne encor comme à mon assassin.

  1. Mémoire est pris ici dans le sens de souvenir de la postérité :
    Ce choix pouvait combler trois familles de gloire.
    Consacrer hautement leurs noms à la mémoire.
    (Horace, II, l.)
    Mets l'histoire à ses pieds et toute la mémoire.
    (Poésies diverses)


    Dans ce dernier vers, mémoire prend même le sens plus général de souvenirs historiques.

  2. De qui, pour duquel ; voyez la note du v. 531.
  3. Ce que dit Auguste est admirable ; c'est là ce qui fit verser des larmes au grand Condé, larmes qui n'appartiennent qu'à de belles âmes.
    (Voltaire.) — Sur les larmes de Condé et sur le vrai caractère de la clémence d'Auguste, voyez l'Introduction ; nous remarquerons seulement ici que l'impression en eût été plus profonde encore, si Auguste n'avait pas cru devoir la faire payer si cher à Cinna, et si, dans les vers suivants, il n'avait pris plaisir, pour la seconde fois, à écraser de son mépris l'ennemi à qui il va tendre la main. — Au V. 273, nous avons vu un emploi différent du verbe convier ; en convier est plus rare ; Voltaire regrette la disparition de ce tour, qu'autorise le Dictionnaire de l'Académie. M. Littré remarque qu'il est seulement peu usité, mais qu'en certains cas l'euphonie peut en prescrire l'usage, et que, d'ailleurs, le vers célèbre de Cinna le protège.
  4. Les éditions modernes portent dessein ; mais toutes celles qui ont été publiées du vivant de Corneille donnent destin. —
    Voltaire a substitué dessein à destin ; ce dernier mot, en effet, ne nous est plus familier en ce sens, qui n'est plus même indiqué par les dictionnaires du XVIIe siècle ; mais la façon dont ils expliquent le verbe destiner ne laisse aucun doute sur cette acception du substantif. La première définition que Furetière donne du verbe, en 1690, dans son Dictionnaire, est : projeter de faire quelque chose, en disposer dans sa pensée.
    Les hommes destinent de faire beaucoup de choses, dont la mort empêche l'exécution.
    En 1694, l'Académie dit, à son tour : destiner, verbe neutre, projeter, se proposer de faire quelque chose : J'ai destiné de faire cela.
    (M. Marty-Laveaux.) Destin aurait donc ici le sens de projet, résolution, complot. M. Littré n'indique pas cette acception remarquable.