Page:Corréard, Savigny - Naufrage de la frégate La Méduse, 1821.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

des compatriotes, des camarades, qui nous avaient mis dans cette affreuse situation.

Cet expédient horrible sauva les quinze qui restaient, car lorsque nous fûmes joints par le brick l’Argus, il ne nous restait que très-peu de vin, et c’était le sixième jour après le cruel sacrifice que nous venons de décrire. Les victimes, nous le répétons, n’avaient pas plus de quarante-huit heures à vivre; en les conservant sur le radeau, nous eussions absolument manqué de moyens d’existence, deux jours avant d’être rencontrés. Faibles comme nous l’étions, nous regardons comme chose certaine, qu’il nous eût été impossible de résister seulement vingt-quatre heures de plus, sans prendre quelque nourriture. Après cette catastrophe, nous jetâmes les armes à la mer ; elles nous inspiraient une horreur dont nous n’étions pas maîtres. On réserva cependant un sabre, en cas qu’on eût besoin de couper quelque cordage ou morceau de bois.

Nous avions à peine de quoi passer cinq ou six journées sur le radeau : elles furent les plus pénibles. Les caractères étaient aigris ; jusque dans les bras du sommeil, nous nous représentions le trépas affreux de tous nos malheureux compagnons, et nous invoquions la mort à grands cris.

Un nouvel événement, car tout était évènement pour des malheureux pour qui l’univers était réduit à un plancher de quelques mètres, que les vents et les flots se disputaient au-dessus de l’abîme ; un événe-