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CHAPITRE VI.

ment donc vint apporter une heureuse distraction à la profonde horreur dont nous étions saisis. Tout-à-coup un papillon blanc du genre de ceux qui sont si communs en France, nous apparut voltigeant au dessus de nos têtes, et se reposa sur notre voile. La première idée qui fut comme inspirée à chacun de nous, nous fît regarder ce petit animal comme l’avant courrier qui nous apportait la nouvelle d’un prochain attérage, et nous en embrassâmes l’espérance avec une sorte de délire. Mais c’était le neuvième jour que nous passions sur notre radeau ; les tourmens de la faim déchiraient nos entrailles ; déjà des soldats et des matelots dévoraient d’un œil hagard cette chétive proie et semblaient près de se la disputer. D’autres regardant ce papillon comme un envoyé du ciel, déclarèrent qu’ils prenaient le pauvre insecte sous leur protection et empêchèrent qu’il ne lui fut fait de mal. Nous portâmes donc nos vœux et nos regards vers cette terre désirée que nous croyions à chaque instant voir s’élever devant nous. Il est certain que nous ne pouvions en être éloignés ; car les papillons continuèrent les jours suivans de venir voltiger autour de notre voile, et le même jour nous en eûmes un autre indice non moins positif, en apercevant un goéland qui volait au-dessus de notre radeau. Ce second visiteur ne nous permit pas de douter que nous ne nous fussions très-approchés du sol africain, et nous nous persuadâmes que nous serions incessamment jetés sur le rivage pur la force des courans. Combien de fois alors, et dans les jours sui-