Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/139

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et bien servi. J’ose dire que cette définition ne dit rien de trop, et que les saillies, les bons mots, les choses plaisantes et sentencieuses coulent de sa bouche avec une rapidité qu’on n’a peut-être jamais vue. Il vit retiré, il commence à avoir de l’humeur, il ne se soucie guère de personne ; il n’est ni bon ni méchant ; il a des malices, mais des malices d’enfant ; il s’irrite et s’apaise avec une égale facilité, et, parce qu’il est singulier, il se dit et se croit philosophe. Ses grands ouvrages sont peu corrects et manquent d’agrément. Quand on lui reproche que ses vers sont durs, il répond qu’un poëte n’est pas une flûte. On a dit qu’il y avait dans ses ouvrages du feu, de la fumée et de la cendre. Ses tragédies ont un mérite particulier, c’est qu’il n’y a pas un vers à retrancher, tandis que dans les meilleures pièces des autres auteurs, il y a toujours des scènes entières qu’on serait charmé de voir supprimées ; il n’a pas les autres avantages comme celui-là.

Celui de ses ouvrages qui lui a fait le plus d’honneur est une comédie intitulée la Mêtromanie ou la Fureur de faire des vers. Un homme, nommé Desforges-Maillard, avait publié grand nombre de poésies sous le nom de Mlle Malcrais de La Vigne. Voltaire en avait fait son Iris, et lui avait adressé, soit en prose, soit en vers, les choses les plus galantes et les plus tendres. Quand le sexe du poëte eut été découvert, le public se moqua beaucoup de l’adorateur et de la déesse. C’est cette scène que Piron a peinte avec tout l’esprit imaginable. Mais cette comédie ne pouvait réussir que dans l’instant où elle a été faite, et on ne la joue plus parce que le public a perdu de vue cette aventure. Il se passa une espèce d’aventure à la première représentation de cette comédie. Piron souhaita que Dufresne, qui ne jouait que les rois, et les rôles nobles, se chargeât du rôle du poëte dans sa comédie. Dufresne témoigna une répugnance invincible à s’habiller aussi ridiculement que nous habillons nos poëtes. « Hé bien ! lui dit Piron, mettez-vous comme moi, on n’y trouvera pas à redire, » et Piron et le comédien s’habillèrent superbement. Dès que l’acteur parut sur le théâtre pour commencer son rôle, on se disposa à le huer, lors il se tourna vers Piron ; le parterre vit que le comédien était en règle, puisqu’il n’était pas mieux vêtu que le poëte, et il lui fut permis de jouer tranquillement le rôle du poëte avec de beaux habits.