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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/273

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personnes qui étaient du dîner où cette scène se passait, tâchèrent de justifier les bienfaits que le charitable abbé réprouvait avec tant de véhémence. Ballot, voyant qu’on ne pouvait point adoucir cet homme féroce, lui dit à la fin : « Vous savez mieux que personne, monsieur, qu’on ne refuse pas le pain aux prisonniers, même le jour où ils ont été condamnés à être pendus. » Ce mot atterra l’abbé Le Blanc, tout intrépide qu’il est, parce qu’il lui rappela qu’il est le fils du geôlier des prisons de Dijon.

L’abbé Le Blanc dînait un jour chez Mme Geoffrin, chez laquelle s’assemblent beaucoup de gens de lettres. La conversation tourna sur la morale, et on discourut longtemps de l’orgueil. « Je ne conçois pas, dit l’abbé, comment ce vice peut se former dans le cœur des hommes. — Vous croyez donc, lui répliqua‑t‑on, n’avoir point d’orgueil ? — Si j’en ai, dit-il, il n’humilie personne. — Non, monsieur, lui répliqua‑t‑on, il n’humilie personne ; il fait pitié. »

Les gens de lettres se déchirent ici avec le dernier acharnement : « Il s’est établi, disait-on à Piron à ce propos, une chambre ardente dans la littérature, — Il est vrai, repartit ce poëte ; M. de Vintimille en est le président, et Dutartre le bourreau. » Ces deux messieurs sont les plus acharnés après nos écrivains ; le premier est un seigneur, le second, un bourgeois.

On plaignait dans un cercle notre Orphée, M. Rameau, de ce qu’il était réduit à faire continuellement de la musique sur de mauvaises paroles. M. Ballot, qui vient de lui en fournir, dit que le public avait encore bien de l’obligation à ces mauvais poëtes et que Rameau était un fleuve dont les eaux, sans eux, se perdraient. « Il est vrai, repartit Dutartre ; mais ce sont des cruches qui les ramassent. »

XXXIX

Ouoiqu’il y ait ici une espèce d’inquisition très-sévère dans la librairie, il sort de temps en temps de notre imprimerie des ouvrages aussi hardis et aussi licencieux que des presses de Hollande ou d’Angleterre. Il en paraît un actuellement de ce