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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 15.djvu/394

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prétendaient les trois grands théâtres, pour anéantir un monopole aussi contraire à nos plaisirs qu’à l’avancement de l’art. Ce nouveau spectacle embrasse trois genres, la comédie française, l’opéra-buffa italien, et les opéras bouffons traduits et parodiés en français. Il est probable que de longtemps les entrepreneurs du nouvel établissement ne tireront pas un grand parti de la première partie de leur privilège ; il leur sera très-difficile de se procurer de bons acteurs, puisque le Théâtre même de la Nation, dont le répertoire est si riche, ne peut parvenir à réparer les pertes qu’il a faites depuis quelques années ; celle des Clairon, des Dumesnil, des Le Kain, des Brizard, a réduit les gens d’un goût exercé à préférer de lire nos chefs-d’œuvre tragiques à les voir représenter, et les talents aimables de Molé et de Mlle Contat n’empêchent pas de regretter dans la comédie ceux qui lui ont été enlevés successivement depuis la même époque. Un autre obstacle qui doit nuire encore plus essentiellement au succès de la troupe française du Théâtre de Monsieur, c’est la disette des bons ouvrages ; ces acteurs ne peuvent jouer aucune des pièces de l’ancien répertoire de la Comédie-Française ; il ne leur est permis de représenter que des ouvrages nouveaux, et le compte que nous avons l’honneur de vous rendre de ceux que l’on donne sur les autres théâtres prouve trop souvent que si la scène manque de bons comédiens, les bons auteurs y sont tout aussi rares. La fin de ce siècle offre sous ces deux rapports une pénurie qui pourrait être plus qu’affligeante, si l’on ne savait pas que le sol des beaux-arts comme tous les autres est sujet à éprouver ces variations, ces repos périodiques dont la nature semble avoir besoin pour réparer les principes de sa fécondité. Nous éprouvons un moment de disette ; mais le pays qui a produit les Molière, les Corneille, les Racine, les Voltaire, subsiste encore ; les modèles que nous ont laissés ces grands hommes sont toujours l’objet de notre admiration, et surtout la règle de notre goût. Les causes secondaires qui ont éteint le génie des siècles de Périclès, d’Auguste et des Médicis, ne peuvent enlever à la France cette partie des beaux-arts qui a fait si longtemps sa gloire ; un hasard heureux, et que tout nous permet d’espérer, peut rendre incessamment à notre théâtre l’éclat que nous regrettons ; peut-être au moment même où nous écrivons ces lignes, quelque jeune homme, doué du feu qui anima nos grands maîtres, essaie en silence de marcher sur leurs traces