Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/114

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poule à tous les enfants et à toutes les bonnes. Les enfants du parterre doivent l’encourager à ce parti. Ils ont bien applaudi sa pièce, et je parie pour huit représentations au moins, et peut‑être pour onze. Il est vrai que tous ces effrayants tableaux ne causent pas la plus légère émotion, et que, malgré le mouvement continuel des acteurs, le spectacle reste froid comme glace ; mais les nourrices et les sevreuses, et leurs nourrissons, ne seront pas aussi difficiles à émouvoir.

Je ne prétends pas laver l’illustre Metastasio de toutes les fautes de M.  Lemierre. Je sais que son plan est presque aussi vicieux que celui de son imitateur. C’est un grand malheur que dans les pièces d’un poëte divin, doué de tout le charme de l’harmonie, de la plus séduisante magie de coloris, la contexture de la fable soit presque toujours puérile, et que la partie des mœurs, la plus essentielle de toutes, celle qui donne à un drame de l’importance et le véritable pathétique, y soit entièrement négligée. M.  Lemierre ne peut se vanter au fond que d’avoir relevé tous ces défauts par une versification dure et faible, par un style prosaïque et incorrect, qui lutte toujours avec la difficulté de trouver l’expression propre, et qui ne peut la surmonter. Que la paix soit avec M.  Lemierre et M.  de Belloy ! Voilà deux terribles colonnes sur lesquelles la gloire du théâtre français repose[1]. Artaxerce peut faire le pendant de Zelmire. Je souhaite toute sorte de prospérité à M.  Lemierre. On dit que c’est un honnête garçon, et qu’il est fort pauvre. Que ne dépend-il de moi de lui donner le talent de Racine !

J’ai appris, le jour de la première représentation d’Artaxerce, à mes dépens, que Mlle  de La Chassaigne, qui a débuté l’hiver dernier, et que je croyais renvoyée, a été reçue à l’essai. C’est une maussade créature de plus. Elle a joué dans la petite pièce. Le temps de ces essais est un temps d’épreuves bien dures de la patience des spectateurs.

  1. Cette réflexion nous rappelle l’anecdote suivante. Lorsque Voltaire vint, en 1778, à Paris, un concours immense se porta à l’hôtel du marquis de Villette, où était logé le patriarche. Lemierre et de Belloy, en leur qualité d’auteurs tragiques, se crurent dans l’obligation de rendre visite à l’auteur de Zaïre. Ils furent très‑bien reçus. « Messieurs, leur dit Voltaire, ce qui me console de quitter la vie, c’est que je laisse après moi MM. Lemierre et de Belloy. » Lemierre racontait souvent cette anecdote, et il ne manquait jamais d’ajouter : Ce pauvre de Belloy ne se doutait pas que Voltaire se moquait de lui. (T.)