Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mènes est contraire à cette opinion. Ainsi, non-seulement le luxe ne dépeuple pas, mais lorsqu’il est extrême, c’est-à-dire lorsque l’inégalité des fortunes est sans bornes et sans proportion, il peut devenir une cause de population ; et l’on peut dire, avec la même vérité, qu’un gouvernement mauvais, à un certain point et d’une certaine manière, non-seulement ne dépeuple pas ses États, mais que ses vices même les plus funestes peuvent occasionner un accroissement de population.

Si un pays peut manquer d’hommes, il est évident que tel autre peut en avoir trop, parce qu’enfin les moyens de subsister, dans un certain espace limité, ne sont pas sans bornes. Il est donc désirable, pour un tel pays, d’être débarrassé du trop grand nombre d’hommes dont il est surchargé, et il s’établit nécessairement, et sans qu’aucune puissance humaine puisse l’empêcher, une émigration avantageuse même au pays dont on sort. Pourquoi donc ces lois pénales qu’on publie depuis quelque temps de toutes parts contre les émigrations ? Ces lois ne prouvent autre chose, sinon qu’il existe dans les États où elles sont promulguées, quelque vice, quelque absurdité, quelque ineptie ou religieuse ou politique, qui en chasse les hommes malgré qu’ils en aient : sans cela, l’émigration qui se ferait d’un pays n’y causerait jamais de vide, ou ce vide y serait incessamment rempli de nouveau. Ainsi, dans un pays bien gouverné, il n’existe à coup sûr aucune loi contre l’émigration.

Qu’importe à un gouvernement que le pays de sa domination regorge d’habitants, pourvu que ceux qui l’occupent soient heureux, et soient assez pour pouvoir se défendre contre l’ennemi ? Ne vaut-il pas même mieux qu’il n’y ait en France que seize millions d’hommes, mais bien vêtus, bien logés, bien nourris, bien à leur aise, que vingt millions qui ne seront certainement pas si heureux, puisque enfin il faudra retrouver la subsistance des quatre millions d’hommes en sus aux dépens des seize millions, et en diminuer d’autant leur aisance ? Voilà un des plus insignes sophismes politiques qu’on verra cependant bientôt dans un ouvrage d’une grande étendue, avec tout le cortège de sophismes subalternes qui doivent le fortifier. Il n’est pas vrai qu’un moindre nombre d’hommes, dans un espace limité, soit plus à son aise qu’un plus grand nombre. Le bonheur politique des nations consiste dans l’activité, qui multiplie