Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/153

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une liaison seulement de dix ans : car on ne peut appeler ami un homme qu’on a connu anciennement, sans avoir eu avec lui, dans l’intervalle, aucun commerce suivi d’affaires ou d’amitié. Je crois aussi qu’il a des reproches bien sérieux à se faire à l’égard de plusieurs de ses anciens amis ; mais je ne me comprends point dans ce nombre. Je n’ai pas eu, comme plusieurs d’entre eux, le bonheur de lui rendre des services essentiels : ainsi il peut tout au plus être injuste avec moi ; mais il ne peut être taxé d’ingratitude à mon égard, et je lui pardonne volontiers un peu de fiel contre un homme qu’il a malheureusement exposé à lui montrer la vérité sans aucun ménagement. Il n’en est pas moins certain que, depuis l’instant de ma rupture, je ne me suis jamais permis de parler mal de sa personne ; j’ai cru qu’on devait ce respect et cette pudeur à toute liaison rompue. J’ai vécu avec des gens qui ne l’aimaient pas, avec ses enthousiastes, avec les personnes neutres, et ne me suis jamais écarté de mon principe. On m’a souvent assuré que M. Rousseau n’en usait pas ainsi à mon égard, qu’il me nuisait dans l’esprit de tous ceux qui voulaient bien l’écouter, et l’on écoute volontiers le mal ; que ses accusations pouvaient me faire d’autant plus de tort que, n’articulant jamais aucun fait contre moi, il donnait à entendre tout ce qu’il y avait de plus grave ; qu’aussi j’étais parfaitement détruit dans l’esprit de toutes ses dévotes ; et parmi ses dévotes il y avait des personnes du premier rang. J’ose me vanter qu’aucune de ces considérations ne m’a jamais fait changer de principe, et j’ai même eu l’esprit assez bien fait pour regarder la conduite de M.  Rousseau à mon égard comme une marque d’estime qu’il me donnait. En effet, il n’ignorait pas avec quel avantage je plaiderais me cause contre lui, en la rendant publique, et en produisant des pièces bien plus singulières que celles que M.  Hume vient de publier ; mais il a jugé que je ne me donnerais pas en spectacle au public, malgré l’honneur immortel de jouer la farce à côté de Jean-Jacques, et il a bien jugé ; et, s’il s’est douté que je me moquerais de l’opinion de ses dévotes, à qui je n’avais donné aucun droit de mal penser de moi, il a encore rencontré tout juste.

En conséquence de mon plan de conduite, que je suis obligé de regarder comme excellent, sous peine de cesser d’être moi,